Chasteté et Globalisation
Alors que le monde s'est à peine ému du débat sur la chasteté des religieux, le moine du désert que je suis a éprouvé le besoin de partager sa reflexion sur cette question. Conscient que, dans l'histoire, les moines du désert ont souvent été taxés d'intégrisme lorsqu'ils se risquaient à émettre un point de vue sur leur société, je saisis l'occasion d'un article paru dans "le Monde" au cours de l'année dernière, qui traitait de la chasteté religieuse sacerdotale en soulignant son état critique en Europe et qui concluait de manière un peu expéditive à mon goût, sur son caractère périmé, voire inadmissible, fruit d'une religion d'un autre âge, pour proposer mon point de vue. Il me semble nécessaire d'analyser la mesure dans laquelle la chasteté peut conserver un sens dans notre monde et d'interroger sa relation avec la crise profonde que celui-ci traverse actuellement. La chasteté est le fruit d'un effort de tempérance qui vise à célébrer par son corps, la présence de l'Esprit dans son âme, disposant ainsi l'être tout entier à recevoir la vision de foi.
Certes il est indéniable que la chasteté des prêtres, des religieux et religieuses est le symbole le plus visible, et par là-même, le plus fragile, de la vie consacrée. Aussi, c'est sur ce modèle-ci de la chasteté, paroxystique puisqu'il unit le corps et l'esprit dans une même réserve, que je souhaite camper mon analyse. Je m'efforcerai de la replacer dans le contexte de mondialisation qui est le nôtre.
Depuis des années, je me demande comment une évangélisation ou plus simplement une mission chrétienne, seraient envisageables sans tomber immédiatement dans une posture de supériorité culturelle, de dogmatisme absolu ou, pire, de monopole de la Vérité. Ces attitudes-là, en se combinant à une mondialisation occidentalisante, renforcent l'impression d'une guerre des étoiles qui fait de la lutte contre le terrorisme le cheval de Troie de l'axe judéo-chrétien ou bien occidental sioniste pour les peuples "infidèles". Car en effet, l'histoire des missions et du colonialismes a manifesté le désir de prévalence de cette culture-ci sur toutes les autres, considérant ces dernières comme "subalternes", selon une légitimité historique et morale. Peut-être oublie-t-on trop vite que les terrorismes sont certes des réactions pathologiques mais qu'ils constituent les réponses à d'autres actions, elles-mêmes pathologiques, que l'on appelle parfois "terrorismes d'Etat" et qui voient l'assentiment consensuel du monde, sous l'apanage de la légalité.
La vaste entreprise d'une évangélisation laïque, sans autre Credo que le système libéral capitaliste, profilant une civilisation rythmée par les "belles" déclarations de principe abasourdissantes ou, paradoxalement, l'essence d'une culpabilité collective s'exprime à travers des fêtes de Noël poétiques, toutes rassemblées sous la coupelle de prophéties dogmatiques promettant d'illusoires paradis futurs. Or la réalisation de ce programme sans équivalent dans l'histoire de l'humanité, s'affronte à des valeurs bien plus grandes que ces promesses de lendemains qui chantent; promesses sans fondement ni cohérence ni morale ni symbolique qui recherchent désespérement un universel pour s'incarner.
Ainsi, ces réactions terroristes dont le monde Arabe est devenu le triste symbole dans l'opinion publique, viennent legèrement agiter le paysage trop sage que l'Occident orientaliste aimait à contempler de cette région du monde que la rente pétrolière a rendue docile et qu'on a longtemps préfèré laisser sous la garde de ses propres cerbères, les laissant tantôt aboyer eux-mêmes contre l'Occident ou se mordre entre eux et qui viennent aujourd'hui lècher avec dévotion la main du puissant. Qui ignore encore que ces goêliers, même les plus apparemment anti-occidentaux, cachent les os et vomissent le sang de leurs victimes dans les larges fosses des banques financières occidentales? Aussi, l'ultime solution qui reste aux gens de bien, de cultures et de religions confondues, est-elle de brader les fruits de leur honnête travail ou de leur héritage culturel à ces chiens de garde et d'aller s'amasser dans les faubourgs des capitales impériales avec le risque de se noyer au cours de la traversée.
Vivant en terre d'Islam depuis 25 ans, j'estime scandaleuse et usurpée la définition que l'on donne des "pays arabes musulmans modérés"...il s'agirait de pays sans aucune référence à la valeur de la Démocratie, et qui se montreraient, au moins modérément, soumis à la logique mondiale, au service (économique et stratégique) du Nord du monde et ainsi clairement assujettis à l'influence des idoles pseudo-culturelles dominantes.
Le rapport de ces déviances avec la chasteté apparait de lui-même car la chasteté évangélique n'aurait pas de sens si on la retirait de son contexte d'engagement et d'impact politique. Je prends pour modèle le Mahatma Gandhi qui pensait la chasteté, fondée sur l'absolu d'un vœu, comme la pierre angulaire de sa lutte non-violente pour la vérité, c'est-à-dire pour la révélation de la justice (en arabe"al-haqq") dans toute son ampleur.
La morale sexuelle chrétienne ne peut être imposée par décret à la société même si celle-ci, tout specialement en Europe, est imprégnée de chrétienté par son histoire. Les peuples démocratiques, a l'instar des sans-culottes francais, ont critiqué cette morale imposée et l'ont combattue de maintes façons au nom de leur liberté individuelle et inaliénable. Mais le témoignage des chrétiens du 21eme siécle ne saurait être pour autant invalidé. Celui-ci s'attachera à refléter démocratiquement une exigence singulière, personnelle, évolutive et susceptible de corrections.
Chasteté et Islam
Les peuples musulmans sont admiratifs à bien des égards, de la conception chrétienne de la personne humaine, autant dans son rapport au corps que dans ses relations interpersonnelles. Ceci peut s'expliquer, entre autres, par la description de Marie, Jésus et de Jean dans le Coran. Ceux-ci apparaissent comme des exemples positifs d'une parfaite chasteté consacrée. Aussi, l'idéal monastique chrétien est-il devenu, pour l'Islam, le symbole d'un projet de sainteté louable. Hélas, parallèlement à cette "pureté herméneutique" (qui augure un futur de dialogue islamo-chrétien des plus porteurs), se dresse l'actualité des sociétés pourtant heritières de ces trois figures sacrées. Les musulmans s'empressent alors de souligner l'incohérence manifeste entre ces chrétiens qui brandissent de beaux principes tout en laissant la perdition morale (le clonage, l'avortement, le mariage des homosexuels) s'installer au coeur même de leur législation. Aussi, ironie du sort, ils se considèrent, à juste titre, bien plus civilisés que les peuples qui prétendent les "évangéliser et les soumettre".
La non-violence de l'Evangile...c'est un autre thème.
Face a ce hiatus, l'Islam apparaît comme la religion qui crée l'harmonie de façon réaliste entre la théorie et la pratique, entre la spiritualité et la nature dans un projet anthropologique et social constructif. Celui-ci se bâtit avant tout sur l'acceptation des instincts naturels et leur progressive canalisation. Pour se faire, les musulmans ont une stricte observance des commandements prescrits par la Loi révélée avec l'aide de l'éducation spirituelle qui se structure autour de la prière et du jeûne.
Car en effet, l'idéal de l'Islam est l'équilibre et celui-ci atteint son modèle en la personne du Prophète Mohammed. En outre celui-ci n'est pas un exemple indépassable puisque nombreux sont les musulmans qui, à partir cet exemple parfait, s'attachent à en développer davantage, dans leur vie religieuse et morale personnelle les aspects encore plus spirituels et sublimes. Car Mohammed est parfait dans son obéissance à Dieu dans son contexte: il n'est pas une perfection a priori. Par ailleurs, l'Islam reconnait à la personne de Jésus, telle qu'elle est décrite dans le noble Coran, l'envergure du modèle et quelquefois l'erige en un modèle de sainteté. Mais, à ce moment-là, on est porté à distinguer la sainteté formelle, catégorielle, de l'existence parfaite dans son contexte historique qui reste plus élevée. Le Prophète Arabe en est toujours la représentation.
L'Islam d'aujourd'hui est embarrassé par l'effort d'adaptation et d'actualisation de de ce cadre de références idéales traditionnel, exprimé dans le Coran et la personne de Mohammed, face aux nouveaux défis de l'humain, de sa signification en tant que personne-individu, et plus particulièrement, puisque c'est là le noeud de la Vie, dans la relation homme-femme. C'est aussi un fait que les propositions anthropologiques véhiculées par la mondialisation culturelle et par l'évangélisation ont un impact réel sur l'imaginaire, la pensée et les choix de beaucoup de musulmans et de sociétés musulmanes. Il est également avéré que les contradictions inhérentes au projet islamique, tel qu'il s'est déployé dans l'Histoire, sont douloureusement ressenties, autant par les élites que par les masses musulmanes; les attitudes amnésiques historiques des négationnistes et les apologies agressives d'une bonne partie de la prose islamique destinée au grand public viennent illustrer ce point.
Pour preuve, il suffit d'évoquer la question du mariage monogame. Celui-ci, s'il est reconnu par une majorité de musulmans au-delà d'une élite instruite et cultivée, trouve sa référence symbolique (scripturaire) dans la vie matrimoniale du Prophète à la Mecque monogamme, très noble et heureuse. Mais l'idéal de monogamie chanté par l'Occident se trouve en bute, aux yeux des musulmans, à la société contradictoire dont il a accouché qui est, à bien des égards, inhumaine. En effet, la faillite de la famille en Occident décrédibilise les propos de ceux qui qualifient les institutions de la loi islamique périmées et inacceptables dans sa réglementation sur la polygamie. Dans ce contexte (de ne pas avoir trouvé un modèle à la fois monogame et viable), le monde musulman est en droit de justifier ses propres institutions en montrant comment elles rationnalisent et humanisent des situations sociales et personnelles qu'on croyait insolvables, en canalisant un désir sexuel et un besoin affectif naturels; ce dernier étant bien plus dangereux et subversif dans la sphère sociale et psychologique.
Finalement, c'est comme si, dans le Prophète, se conjuguaient harmonieusement deux idéaux apparemment contradictoires mais qui s'harmonisent et ne peuvent se saisir que depuis l'intérieur de cet univers symbolique. L'Islam réconcilie et permet la coexistence de ces deux voies: l'une portant à une forte élévation spirituelle et morale et l'autre propose un idéal de contrôle de la personne humaine dans son contexte individuel et social.
La relation
Une certaine tradition chrétienne, en voulant démontrer sa propre vérité, a, certainement malgré elle, induit l'insuffisance et l'incohérence du projet religieux, spirituel et moral de l'autre. Face à ce phénomène, qui m'apparaît comme une déviance du but profond du dialogue, une autre mouvance, plus récente, propose la relation et la confrontation comme des invitations à approfondir notre compréhension des valeurs inhérentes à l'éducation et des idéaux de l'Autre. Car, si elles sont émises sereinement, les critiques adressées du dehors peuvent être l'occasion de repenser les hiérarchies internes et de les inscrire dans une dynamique d'évolution positive.
Personnellement, je préfère les approches pluralistes, là où un regard de sympathie sur l'autre nous amène à saisir d'emblée l'équilibre des valeurs qui s'est fait en sa personne par rapport à son contexte religieux et civil particulier. Au même moment, ce même regard souhaite favoriser et entrevoir l'évolution la plus heureuse de cet équilibre, qui pourrait s'enrichir alors de notre propre expérience à laquelle nous choisissons de rester dynamiquement fidèle. Car la fidélité nous aidera à nous ouvrir à l'expérience d'autrui dans toute sa profondeur et de se réjouir de ces découvertes. Bien au contraire, c'est la fidélité, accompagnée de l'auto-conscience, qui nous prévient de rencontrer l'autre dans des conditions de subalternité, d'angoisse et de défense agressive.
Quelquefois cette même fidélité nous pousse à des choix, en conscience, incommodes et à des passages brusques, à des critiques douloureuses... cela aussi fait partie de l'histoire spirituelle, des chrétiens comme des musulmans. A la fin, la fidélité est à Dieu et à la conscience et non pas au système bien qu'elle se réalise toujours à l'intérieur d'une sphère particulière de significations et de valeurs.
Il devrait être possible d'imaginer une complexe et multiforme démocratie mondiale où les divers systèmes de références symboliques et religieux, qui prévalent plus ou moins et qui sont déterminants pour les différentes régions historiques et géographiques, puissent jouer un rôle de pôles inspirateurs et idéaux, non pas dans une contraposition aux autres selon une logique de concurrence mais plutôt en y puisant des trésors variés, et ce, pour le bien commun. Que de sauvegarder les particularités et ce qui est originel en elles, voilà un besoin reconnu authentique pour soi-même et pour tous. Ceci requiert que, par conséquent, l'on fasse concrètement un large espace à la tolérance. Ce sera tout à fait autre chose qu'un paternalisme colonialiste condescendant. Ce sera au contraire une tolérance comprise comme humilité intellectuelle, un espace donné au futur, une conviction non-violente que le dialogue seul pourra amener à de plus profondes harmonies plurielles. Mettre ensemble fidélité et tolérance, voilà un bel exemple pour l'âme individuelle comme pour celle collective. Attention car le "pouvoir" peut essayer de faire de la fidélité un fait privé, et de la tolérance un instrument de propagation et de maintien du consensus.
Consubstancialité de la chasteté et de la foi
La chasteté évangélique est consubstantielle à la foi évangélique. C'est seulement là qu'il y a raison de la concevoir et c'est seulement comme grâce qu'elle est réalisable. Toujours différente et chaque fois fidèle à elle-même, également sont différentes et confluentes les histoires de foi respectives de chacun des disciples. Je répète: elle est en définitive la forme juste appropriée de la foi de Jésus de Nazareth et de la foi en Jésus, mort et ressuscité, le même et unique Christ, Dieu qui fait l'Unité avec l'homme dans l'extase amoureuse, paradisiaque.
Consubstantialité de la chasteté avec la foi signifie accueillir dans le corps relationnel l'action du Verbe de Dieu, créateur, tonifiant, artiste, fertile, lumineux, harmonieux...combien d'adjectifs faudrait-il pour en dire toute la richesse!!! Dans le social, on parlera de transparence, de rectitude, de solidarité...Dans l'environnement, on parlera de respect, de considération, d'humilité, de délicatesse.
Foi chrétienne: centrée sur la personne de Jésus et de son itinéraire. Ce ne sera pas Jésus seul. C'est Jésus et la Mère, Jésus et Joseph, Jésus et le Père, Jésus et Jean, Jésus et le désert, Jésus et Madeleine, Jésus et Pierre, Jésus et la Samaritaine, Jésus et les petits, Jésus et les foules, Jésus et les prêtres, Jésus et Judas,...Jésus et l'homme, crucifié, châtié avec lui.
Consubstantialité de la chasteté et de la foi signifie le désir d'une confirmation jusqu'au corps et jusqu'aux affections avec Christ, avec le Christ-Eglise. Marie, la Vierge-Mère, devient une profonde et efficace réalité symbolique à même de représenter ce projet anthropologique divin.
Vierge: sera le nom du désir de s'offrir dans un seul geste éternel; sera l'attente, l'acte et la gloire d'une seule offrande, d'un vœu unique, sans retours, définitif, bien qu'essaimé, exprimé et célébré dans le don de chaque jour.
Mère: que dire? comment pourra-t-il, le pauvre moine, dire le miracle de sa maternité et de la maternité d'une communauté d'eunuques, pour le Royaume des Cieux, de la maternité d'une communion de vie spirituelle d'hommes et de femmes voués à l'hospitalité? Les mamans disent souvent qu'on ne peut savoir ce qu'est la maternité si on n'en a pas eu l'expérience. Elles ont raison. Les moines veulent dire que personne n'a idée de ce qu'est la maternité spirituelle s'il n'en a fait l'expérience. C'est exactement comme pour la foi: qui pourrait la décrire? qui pourrait la démontrer? l'indiquer, oui; la montrer, peut-être; l'annoncer. Mais la démontrer? seulement les amants s'entendent entre eux.
Consubstantialité de la chasteté avec la foi du Christ dans le Jardin des Oliviers: le Christ de l'anxiété, de l'angoisse, de la torture, de l'arrêt de mort pour haute trahison religieuse et politique, du Golgotha, du cri à la fin, de l'agonie d'un criminel crucifié.
Que celui qui ne sent pas en lui-même, dans son corps, une disponibilité, un désir de souffrance par amour, ne s'avance pas. Qu'il ne vienne pas grossir la masse des profiteurs. Qu'il reste dans la logique petite-bourgeoise et syndicale tardive de ses nombreux droits. A l'accusation de masochisme, nous sommes habitués et nous sommes même d'accord qu'il faut sans cesse purifier une poussée vers la souffrance et le sacrifice et un désir de martyr qui risque sans cesse de devenir au fond un désir exhibitionniste de toute puissance. Jésus lui-même est divisé entre le désir que le Calice de la souffrance passe et celui, finalement, de le boire. Arrêtons donc de nous leurrer. Sans sacrifice, sans une généreuse disponibilité à la souffrance pour vaincre la mort en mourant chaque jour d'amour, nous sommes déjà tous dès aujourd'hui vaincus. Ida Magli, à la fin d'un livre génial et terrible sur l'histoire des chrétiens dans l'Eglise, reconnaît que, sans sacrifice, l'humanité est perdue...ensuite elle déclare que les femmes en ont marre d'être des victimes institutionnelles, d'être des vestales de la souffrance et que les personnes qui se sentent le désir d'assumer ce rôle peuvent s'avancer cette fois librement, à cause d'un choix et pas à cause d'une condamnation.
Consubstantialité de la chasteté avec la foi en Jésus ressuscité le dimanche matin. L'arme d'un pécheur pardonné, chaste densité d'un corps en extase, passé par le feu du sacrifice, rescapé de la précipitation mortelle du plomb et déjà dans l'horizon lumineux de la transformation finale. Notre forme définitive attire, depuis l'origine, par étapes, les évolutions individuelles et collectives. Nous sommes tirés, attirés, vers nous-mêmes, désormais parfaits par la grâce, par le don, par la faveur.
Tu peux t'apercevoir de cela en croisant discrètement le regard d'un frère ou d'une sœur de retour d'un jour au désert, ou bien à la fin de la liturgie, ou après une grande épreuve, ou le long d'un bref colloque à parler de Dieu, ou dans un instant de dense silence...cette lumière, cette transparence, cette beauté, cette simple fierté, ce sens d'accompli, cette élévation de l'âme, libre, déliée, gratuitement, gracieusement unie...oui, c'est Lui qui est présent, vraiment: Christ dans son corps ressuscité.
Si la chasteté évangélique est consubstantielle à la foi alors douter de sa signification ressemblera à douter de la foi. Ce n'est pas par hasard que l'adolescence est autant l'âge des doutes portés sur la foi que la remise en cause de la loi morale ressentie comme autoritaire et ardue.
On se donne un tas de bonnes raisons pour croire mais elles sont toutes insuffisantes à poser l'acte de foi comme un acte instantané, constant et stable. Au-delà, il y a le trou noir du doute, du scandale face à la douleur, du ciel en plomb fermé comme un toit de béton armé et puis les religions périmées et contradictoires, concurrentes et perdantes, tellement infidèles..quelle inconséquence pour nous qui sommes appelés "hommes de foi"!!
Au-delà, plus profond que cela, il y a la légèreté qui nous attire et qui est sacrée dans sa diversité radicale. Impossible d'objectiver, même pas conceptuellement, la rencontre avec l'Autre transcendant. C'est comme si tu étais seul dans le rien à prendre la décision de t'ouvrir, d'aller au-delà, de créer, de faire confiance à la relation; cette relation à peine espérée, jamais assurée avec un Autre que l'on entrevoit entrevoyant, Celui-là qui est accueilli au moment où l'on se donne, qui est découvert au même instant que l'on s'expose et on Le comprend fidèle dans notre acceptation, dans notre exigence absolue de fidélité. C'est Lui qui a pris l'initiative, c'est Lui qui nous a tiré, Lui qui a prononcé en premier le vœu, mais de façon telle que tu es rendu capable d'initiative, de décision, de séduction, de vœu pour Lui.
Bénie sois-tu, souffrance du corps, qui toujours ramène à la racine de l'âme!
Bénie sois-tu, angoisse affective, qui toujours pousse au désert, à la recherche de l'Aimé!
Béni sois-tu, doute atroce, car tu arraches les masques du visage le plus beau!
l'Eglise par la chasteté
Il nous semble que le visage de la chasteté a été inscrit dans la nature, depuis le commencement. En théologie morale traditionnelle, elle se définit comme la loi naturelle sur laquelle est construit l'humanisme dans sa tension vers l'universalité et l'éternité. Il nous semble pouvoir reconnaître la chasteté, charmante et voilée, annoncée et espérée, dans les mythes puis dans les textes sacrés, dans les rites et les exercices des traditions anciennes et diverses. Nous reconnaissons qu'elle est difficile à penser si elle n'est pas vécue mais nous nous retrouvons souvent peinés et humiliés car elle dépasse profondément notre limite d'individu.
La chasteté est la forme, la célébration et la fête, sexuelle, affective, physique et psychologique de la foi spirituelle: elle est un aspect-clef de la danse de la grâce reçue de la foi, elle est la mystique du corps. Elle est déterminante pour la gloire, pour la joie du corps individuel, social, cosmique. Nous parlons ici de la réalisation finale du cosmos en tant que corps du Verbe, du mystère de l'Eglise comme intention de la Création et de l'aspiration que Dieu puisse enfin venir habiter dans tout.
La chasteté comme la foi a besoin d'initiation et l'initiation est liée à la sortie de l'enfance à l'adolescence. Les sacrements de l'initiation chrétienne s'actualiseront et se réaliseront dans le don et dans ses effets spirituels, psychologiques et physiques.
Il faudra pour cela intérioriser le bain de la seconde naissance baptismale, expérimenter la force de l'Esprit de Dieu, goûter la nourriture de la Table céleste, le dîner d'adieux de Jésus qui se donne. Il faudra, lors de l'initiation, prendre conscience de son propre péché et de la passion mortelle du péché pour accepter ensuite d'être transformé par la grâce, humblement, en une nouvelle créature.
Tout cela ne peut pas seulement être communiqué à travers la tradition catéchétique. Cela s'annonce et se réalise par un vécu concret au cœur d'une vive tradition mystique, spirituelle, liturgique vivante, tant au niveau personnel qu'au niveau communautaire.
Nous parlons ici de la personne dans son être-corps dans le même sens que l'adolescent engagé dans le processus par lequel il devient pleinement corps-pour- l'Amour, pour la Relation. Pour cela s'avère très importante une introduction, précoce mais pas artificielle, à la dimension symbolique spirituelle de l'existence, comprise avec l'éducation non-violente à l'exercice de l'ascèse et à l'exercice de la libération vis-à-vis de l'automatisme des pulsions, qui procurent joie dans la paix.
Et sans joie, on ne peut grandir. Sans la danse, on n'apprendra pas à bouger dans ce corps qui éclate en tous sens! Le sport, bien que nécessaire, n'est pas suffisant, tout comme le contact vital avec la nature. Pour le discernement, pour les choix, pour réaliser une vocation à l'Evangile, on ne peut éluder une rencontre joyeuse et profonde avec la pratique de la vie mystique. Bien davantage, seulement si cette première rencontre a réellement déjà eu lieu dès l'enfance, elle sera très concrètement une lumière pour les dix ans à venir. Je pense ici à nouveau aux relations de Jésus avec les enfants et aussi son appel au jeune riche.
Toute religion prévoit des itinéraires d'initiation pubère où, souvent, tout est centré sur l'ascèse du contrôle de soi. C'est ainsi que l'on risque fort de tomber dans le panneau qui consiste à percevoir le poids de l'autorité en le dramatisant, provocant ainsi une culpabilisation qu'elle vienne de la resistance ou de la soumission, selon les individus, leur contexte familial et social. C'est ainsi qu'est bâtie une morale officielle à laquelle viendra s'opposer l'initiation au "comportement pirate", clandestine, réjouissante car libérante.
Or, la mystique ne s'impose pas. La communauté chrétienne devra, devant l'impossibilité de toucher chacun et chacune immédiatement, se rendre spontanément à l'évidence de l'exigence d'une avancée pas à pas dans la foi, et à une sage tolérance, ceci autant dans les milieux des jeunes qu'ailleurs!
Cela implique avant tout la pratique de la charité, qui élève sans juger; charité qu'on pratiquera envers toutes ces personnes qui se trouvent dans une grave situation morale. Apprenons de Jésus comment regarder les personnes qui vivent et pratiquent des comportements sexuels que nous considérons pour nous-mêmes erronés et déshumanisants. La chasteté, comme la foi, est à ce moment-là perçue comme un privilège, un don immense à protéger et à mettre en valeur et auquel correspond l'engagement de fidélité. La confirmation d'avoir reçu une grâce et la joie de vivre la foi s'accompagne toutefois de la conviction que rien ne sert de juger les actions et les modes de vie des autres.
Chasteté et communauté au désert
La communauté chrétienne restera à l'écoute des exigences de la foi, sans peur d'être impopulaire: elle sera donc explicite en proposant l'ascèse comme voie de croissance vers la liberté.
Car vraiment, harmoniser fidélité et tolérance, voilà le défi de notre temps pluraliste! C'est ainsi que sera définie simplement une communauté de disciples de Jésus, au travers de ses différents contextes et modes de vie. En conséquence, elle risque fort de se montrer minoritaire et dans un sens élitiste, différente, séparée malgré elle du "monde", empreinte d'une touche, d'une pratique comportementale autre que celles ordinairement acceptées, médiatisées, stimulées et commercialisées par la société mondiale "hyper-marché".
Tout cela est vrai pas seulement quant à l'exercice de la sexualité mais aussi quant à l'usage des biens et du temps, quant à l'engagement politique et au style de vie communautaire dégagé de toutes les étiquettes possibles, notamment de celle de "secte" si mécaniquement récurrente. Qu'être une secte de non-sectaires, voilà plutôt la devise!
La communauté, d'une façon consciente, évitera, répétons-le encore, toute manifestation d'attitude marginalisante et s'emploiera à développer des paramètres de discernement pour la croissance spirituelle de l'individu, lesquels constituent une alternative aux logiques dominantes d'auto-affirmation et d'auto-réalisation.
Dans les déserts des Anciens, le "Abba" le plus écouté était le doyen le plus libre et le plus ouvert intérieurement, celui qui s'était vraiment oublié lui-même et, en même temps, qui avait l'auto-conscience la plus aiguë, celui qui était le plus évidemment uni à Dieu, le plus humble dans la tolérance et dans le refus du pouvoir, le plus fidèle dans l'ascèse pour canaliser son propre corps vers le fleuve de la foi et ceci autant que possible dans l'harmonie et la joie.
La communauté ne s'enfuit pas au désert pour s'exclure du monde: cela est tout à fait le contraire de l'œuvre de Salut réalisée par l'incarnation du Verbe de Dieu dans et pour le monde. Si elle s'en vient au désert c'est pour, par l'expérience intérieure, tirer, attirer le monde hors de sa prison d'instincts idolâtres vers des panoramas plus vastes et des perspectives plus essentielles d'harmonie et de légereté.
La fidélité aux exigences de la Croix incarnée n'empêche pas d'apprécier cordialement les bienfaits nés au cœur d'autres traditions religieuses et culturelles.
Fidèle à la vérité de son sentier, le moine, comme le disciple de Jésus, sera capable de reconnaître la valeur du langage sexuel humain, même quand il est exprimé dans des modes qu'il estime inapproprié pour lui-même et pour ceux qui sont appelés à la foi évangélique. Et surtout il sera sans jalousie envers autrui dans ce qu'il y a de bon dans sa capacité à être spontané dans l'éphémère, dans son expérience à être ouvert naturellement à la jouissance, à être libre et profond dans ses relations humaines et notamment sexuelles. Tout cela est vrai, et au degré le plus élevé, pour le mariage naturel et le sacrement du mariage. Egalement cela est vrai pour d'autres registres ou formes de relations humaines illuminées, bien qu'imparfaitement, par les rayons de la Volonté originelle du Créateur.
C'est comme si ces comportements, que nous sentons parfois inadaptés pour notre vocation chrétienne personnelle, pouvaient avoir tout de même une parole positive à nous communiquer à nous aussi et par laquelle sont indiqués et mis en exergue les écarts quant au choix de notre vie et, par là même, les corrections attentives que nous devons apporter.
Dans la dialectique qui se développe à l'intérieur de l'Eglise, de la communauté locale, entre la vie consacrée d'hommes et de femmes d'un côté et la vie consacrée du mariage de l'autre, le consacré vit comme un témoin probant de cette alliance spirituelle de la même manière que les époux veulent l'incarner dans leur relation naturelle bénie et transfigurée par le sacrement du mariage. Du même coup, ces époux offrent au consacré l'image parente et originelle, dense et concrète, de la relation conjugale parfaite et parfaitement adaptée à exprimer la ressemblance avec Dieu.
Avec les consacrés et les mariés existe un troisième pôle de la dialectique de l'Eglise rationnelle qui est constitué de jeunes et adultes en phase d'initiation à la vie évangélique. Ils sont, à titres divers, engagés dans un discernement sur leurs projets de vie c'est-à-dire sur l'état de vie que le Seigneur désire pour eux et qu'ils désirent dans le Seigneur.
Il existe aussi celui ou celle qui, dans la souffrance et avec souffrance, n'est pas en condition de faire des projets. Cette personne témoigne, dans la communauté, de la valeur sacrificielle de douleurs jamais éteintes de Christ, et elle est reconnue par ses frères et sœurs, avec respect et dévotion assidue, comme l'icône de l'Aimé et vraiment comme le corps même du Sauveur.
L'ascèse, fondée dans une croissance de vie mystique et alimentée par la pratique liturgique communautaire, va faire école, une école réaliste de liberté qui prépare au choix, généreux car non contraint, de l'état de vie: dans les grandes lignes, le choix entre la fidélité d'Amour par le mariage ou bien l'Amour fidèle dans le vœu de châsteté. L'ascèse elle-même aidera, exprimera, soutiendra cette fidélité à l'Amour dans la durée du temps.
Dans un certain sens, l'initiation chrétienne inclut un vœu de châsteté en amont des engagements dans le mariage ou dans la vie monastique. Ce fait radical permet d'expérimenter les effets réels de la foi sur la vie du corps tout comme il permet à ce dernier de se conformer au mouvement de la foi, entendant par là que toute l'énergie sexuelle et affective est consacrée à l'union avec Dieu et avec la communauté humaine dans la logique du don gratuit et spirituel de soi-même, compris comme don ultime de la personne.
De la liberté qui en découle, sans cesse à reconquérir et à recevoir d'En-Haut, naît la possibilité spirituelle, psychologique et physique de se vouer entièrement, virginalement, pour toujours, à l'Autre de la foi, dans le reflet de l'Amour divin qu'est soit la famille, soit la nudité de la solitude essentielle avec Dieu seul dans la vie monastique.
Chaque pensée ou souvenir déviant, chaque figure visible ou mentale déséquilibrante ou troublante, chaque tentation à l'encontre de la fidélité sera mise de côté sans violence mais avec courage, sans peur, sans refoulement ni suppression inconsciente et sans se scandaliser sinon ce serait là une marque d' orgueil ou un désir de perfection gnostique et narcissique. Et la résistance à la compulsivité de certains regards ou attitudes en les dépassant dans la lancée d'un acte de pur amour renouvelé devient par là même l'occasion de renouveler son propre pacte, son vœu de chaque instant.
Il faut aussi savoir et tenir compte que, avec le changement que subit son propre corps en vieillissant et mûrissant, tendant vers sa forme finale, à savoir le Christ ressuscité, et avec la logique de l'Histoire qui se déploie autour de nous, il faudra faire face tout au long de sa vie à des adolescences répétées pas moins fatiguantes et peut-être encore plus douloureuses, plus difficiles que celle de la première jeunesse. Mais toutes sont autant porteuses de ce dernier passage à l'infini, âpre et beau, pour lequel, depuis la fin de l'enfance, nous nous sentions un attrait.
Désert
Notre vie monastique au désert en tant qu'hommes et femmes voués, dans la liturgie, le travail et l'hospitalité, à la communion la plus radicale avec Dieu, soit à titre d'individus, soit comme petite Eglise, est suspendue entre, d'abord, l'idéal érémitique, témoigné par les anciens ermitages rupestres de la vallée, et puis l'engagement de charité au service des frères et sœurs consacrés évangéliquement en ville et enfin, bien que de façon sublimée et symbolique, la tendresse, la consolation et le plaisir au sein de l'union créatrice, dans le mariage ou la famille.
En effet, sans une expérience érémitique qui démontre à l'âme la vérité de ce qu'elle croit, la densité originelle et finale de la dimension spirituelle du monde, la solidarité impalpable mais bien réelle avec l'humanité et les anges et l'efficacité instantanée de la communion avec ce Dieu qui seul soutient et guide le développement du temps, ce serait complètement impossible, châtrant et bête d'investir toute son énergie vitale dans une telle opération ardue de sublimation du visible, du tangible vers l'au-delà des mots, vers un silence qui résume tout. Si Dieu n'est pas assez, rien ne me suffit.
Souvent les grottes de la montagne se réaniment de la présence d'un moine ou d'une moniale qui réemprunte la voie du seul à seul avec l'Aimé. Peut-être un jour, ici aussi, quelques-uns d'entre nous iront, radicalement et au nom de tous, réactualiser cette pierre d'angle de l'édifice ecclésial qu'est l'érémitisme.
Immense est notre considération pour les religieux et religieuse contemplatifs de la rue et du métro, communautés fraternelles de vie évangélique, organisations efficaces au service de l'humain, qui ont choisi de se consacrer à l'amour des frères et sœurs de part le monde. Notre engagement monastique à l'hospitalité, au dialogue, au travail, n'est pas très différent dans l'essentiel sinon dans le style, les lieux, les tendances prioritaires.
Cette forme de vie que nous connaissons et apprécions témoigne d'une vérité, de l'être Dieu comme source de la vie consacrée chrétienne, base d'un désir réciproque.
L'amitié et la fraternité en sont les fruits très doux tandis que l'union originaire n'est ni remplacable, ni représentable.
Nous ne pouvons suffisament exprimer notre considération et gratitude pour les frères et sœurs chastement consacrés à la fertilité du mariage. La possibilité et l'importance d'être chaste dans la jouissance même du plaisir sexuel entre époux illustrent, aussi bien qu'elles démontrent, la possibilité et l'importance d'être chaste dans l'ivresse sensible de l'expérience mystique.
Le témoignage à Mar Musa
Le fait d'être ensemble, en communauté de moines et moniales humblement et par soucis de cohérence séparés dans des habitations différentes, dans un contexte très sensible à la pratique de l'hospitalité, nous rappelle plus qu'à d'autres la responsabilité de refléter ecclésialement et socialement l'être-époux théologique. C'est un don reçu aux fonts baptismaux en guise de base à toute relation spirituelle humaine.
Etre amoureux est le plus directement consécutif de l'union à Dieu diffusée par l'Esprit, grâce à la résurrection de Jésus. Cet état se répand, n'est pas fixe, ni obsessif ou possessif mais est bien plutôt ouvert, large, transcende l'individu tout en restant personnel parce que c'est le Dieu personne qui se transfigure en chaque individu au moment où il s'offre au regard d'amoureux.
Notre vocation est donc de nous risquer dans la tendresse au cœur de l'effort, de la radicalité du vœu et de l'engagement monastique mais jamais pour alléger cette radicalité ou la remplacer. L'autre ne représente pas un danger pour notre vœu de chasteté; c'est bien plus le refus, la peur de l'autre qui constitue un obstacle à la réalisation de l'idéal chrétien.
Notre amitié avec des personnes mariées, familles de disciples de Jésus, pour lesquelles notre vocation et notre charisme sont significatifs et comme parallèles aux leurs, nous encourage à réaliser et peaufiner une forme de vie religieuse que l'Eglise, Mère sage et prudente, regarde avec espérance et appréhension. D'autres communautés au monde sur les bases d'anciennes et traditionnelles expériences parcourent des chemins semblables.
Il y a aussi des communautés de vie évangélique où, selon des recettes variées, vivent ensemble des familles et des consacrés. Ce n'est pas notre cas, ni notre projet. La référence à l'idéal monastique dans sa forme originelle orientale, marquée par le symbole vivant du désert et de l'expérience érémitique, est pour nous très claire. Tellement claire que nous n’avons pas de chambres d’hôtes à disposition pour les familles et cela leurs donne l’occasion de partager notre façon de vivre. Pour autant, il n’est pas impossible que quelques familles en viennent à désirer de s’établir complètement et de façon plus stable avec notre communauté monastique en partageant sa spiritualité, surtout en s’engageant pleinement dans notre profonde amitié pour l’Islam, ou alors en s’établissant dans le village le plus proche. L’idée peut aussi germer de former près du monastère un village qui s’inscrirait dans le cadre organisé plus large de nos activités d’hospitalité et de travail. Une première semence a déjà été répandue: des compagnes et compagnons mariés exercent leurs activités professionnelles dans l'enceinte du Monastère et en partagent les choix et priorités. Et tout ce lien créatif avec le Monastère les encourage déjà à s’engager concrètement dans la vie paroissiale et sociale.
Dans notre contexte caractérisé par la relation islamo-chrétienne, elle-même inscrite dans la grande dialectique mondiale, nous sentons que notre forme de vie monastique constitue un témoignage apprécié et suscitant aussi des remerciements. Nous ne pensons pas “être-là” dans un rapport figé de complémentarité mécanique; encore plus , nous ne pensons pas au monachisme comme à une activité archéologique, ni à un folklore. Nous sommes enclins, au nom de l’Eglise et avec elle, à nous offrir, dans un geste simple, à la communauté musulmane qui nous connaît déjà bien et nous apprécie. Ce don est consubstantiel à notre foi en Jésus, ce que l’Islam ne peut toutefois pleinement intégrer et partager mais qu’il respecte et estime profondément et qu’il contient déjà, à bien y regarder, dans l’annonce mystérieuse de l’Histoire qui tend vers l’accomplissement méta-temporel. Au point que Jésus lui-même, qui se trouve maintenant avec Marie, très corporellement, sur une très jolie colline du paradis, est attendu par les musulmans, revenant comme témoin et martyr de la justice. Pour les musulmans les plus dévots et les plus spirituels, surtout pour les soufis, les présences de Jésus et Marie, répétons-le, sont importantes et significatives: ils sont tous deux les modèles de parfaite chasteté, d’ascèse et de proximité avec Dieu, donc de sainteté. L’hymen mystique fait aussi partie de la richesse spirituelle traditionnelle musulmane.
Par contre, pour la loi musulmane et pour le dogme de l’Islam subsistent des difficultés majeures qui freinent leur pleine participation à l’essentiel de notre foi et de notre choix monastique. La communauté islamique se veut une communauté polémique et un front de revendications de justice nouvelle et, malgré sa crise, elle a le désir de se dépasser sans toutefois perdre de son identité, sans nier sa vocation fondamentale au rappel jaloux du monothéisme originaire et à la "créativité radicale" du monde.
L'Islam est lettre et dépassement de la lettre. En cela, une communauté chrétienne minoritaire comme la nôtre sur une Terre désormais musulmane, et qui est vouée au bien de l'Islam, trouve dans le cœur le plus pur de sa propre foi, réexprimée selon des catégories, des concepts et des images les plus authentiquement islamiques possibles, sa propre identité particulière et sa propre vocation.
Nous trouvons également parole pertinente dans la grande littérature islamique d'Amour soufi pour exprimer aussi notre vocation à la chasteté comprise comme une voie de réalisation spirituelle de l'alliance de la créature avec l'Unique. C'est pour nous, par la grâce, un lieu à sonder de manière radicale, laquelle s'exprime et se vit de façon accomplie en Jésus. Mais bien loin de nous enfermer dans le ghetto d'un privilège, nous exerçons, dans l'hospitalité, la joie d'une communion tendanciellement infinie.
Notre conscience d'être disciples de Jésus sous-tend la dimension définitive et dynamique du mode de vie que nous avons adopté. Cela implique aussi un désir de trouver chez autrui, et surtout chez le peuple musulman, des dons orientés vers cette perfection qui nous transcende tous. Cela nous rend les uns aux yeux des autres précieux, comme des amis et, davantage même, comme des époux. Le dialogue interreligieux a besoin d'être réalisé dans la communion mystique; évênement possible dans un contexte de voisinage simple, dans le style de Nazareth. Cela est d'un registre simple, bien avant que d'en arriver aux bains de foule, aux congrès et autres sommets évidemment trop instrumentalisés selon les bons vouloirs des politiques du moment ou devenus matières à exposition des désirs triviaux de visibilité diplomatique. Même quand une volonté sincère de sauvegarder la paix s'exprime par le biais de grandes opérations religieuses et mass-médiatiques, il faudra bien se souvenir que, sans un dégel théologique et herméneutique, ce serait bien difficile de purger l'étang interreligieux afin d'éviter les affrontements toujours croissants entre civilisations.
En raison de la dramatique supériorité stratégique et technologique, mais aussi de la complexité institutionnelle et de l'accumulation de la culture venue d'occident, c'est un devoir pour les Eglises, et avant toutes celles d'Occident, de pratiquer une auto-critique qui ne soit pas excessive mais efficace, qui ne soit pas auto-punitive et culpabilisante mais sincèrement consciente des responsabilités historiques. Impossible de réagir avec une psychologie de victime quand, au contraire, on est du côté des oppresseurs. Et du coup sont aussi à éviter les attitudes inverses, irrationnelles, du genre "chez nous, tout est faux et chez les autres tout est mieux" car cela finirait de marginaliser complètement le poids des chrétiens dans le contexte politique. Il s'agit, à mon avis, justement grâce à l'accès qu'on devrait avoir à une vision spirituelle du monde à venir, d'être capable de prophétie, de savoir emprunter des voies de sortie mieux orientées, moins brutales hors de la crise des guerres et des tensions même les plus cancéreuses comme celles palestiniennes et afghanes.
Pour nous à Deir Mar Musa, il est très important de sentir que, dans la crise mondiale actuelle, nos réactions vicérales et premières étaient douloureusement solidaires de l'ensemble du corps blessé et humilié de l'Islam. Et derechef nous sentons intimement la douleur intense de l'"Homme universel", de ses plaies ouvertes et empirées par les actes de terrorisme complètement fous.
Avant le 11 septembre, il y avait déjà la douleur qu'endure la Terre Sainte. Désormais, elle ne peut être que plus forte encore. La question de Jérusalem, palestinienne/israëlienne, islamique/hébraïque/ chrétienne, arabe/occidentale/asiatique, méditerranéenne/universelle résume et exprime tragiquement toute la problématique interreligieuse contemporaine et pas seulement parmi les fils d'Abraham. Cette question reste au cœur de nos préoccupations et intercessions pour la justice, le pardon et la réconciliation.
A Deir Mar Musa, et il nous semble là que le don exigeant de notre vocation de moines et moniales soit adapté, bien adéquat à notre mission de soutenir la communion interreligieuse.
A partir de notre petite Eglise dans le désert, il nous semble pouvoir annoncer efficacement le dialogue d'Agapè comme voie de salut, comme intention d'amour envers l'altérité même, en vue de la communion finale avec Dieu amant et aimé, le "Tout Autre"*.
*note de la traductrice: le "Tout Même".
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