Intervention à l’occasion du Colloque à Paris, le 16 et le 17 novembre 2007, "Quel Avenir pour les Chrétiens d'Orient ?", du P. Paolo Dall’Oglio
Oser l'Oecuménisme
Mon intervention reprend en partie celle faite à Rome le 1er octobre 2005 à l'occasion du Colloque France - Saint-Siège sur les Eglises du Proche-Orient (le texte, intitulé "Société, religion et spiritualité dans la perspective des Chrétiens de Syrie", est disponible sur www.deirmarmusa.org). Par ailleurs, ce colloque de Paris est comme la suite naturelle de celui de Rome.
On pourrait penser que le titre qui m'a été proposé, "Oser l'Oecuménisme", concerne uniquement la relation entre les communautés chrétiennes. Cependant, il est aujourd'hui courant d'utiliser le mot "œcuménisme" pour les relations interreligieuses et parfois même pour définir une tournure d'esprit orientée vers l'ouverture, le respect, l'espérance dans une harmonie à venir. Par rapport à la situation des Eglises au Moyen-Orient, j'emploierai le mot "œcuménisme" dans l'acception la plus large : il s'agit pour les Chrétiens de s’ouvrir les uns aux autres, à l'Islam environnant et au Judaïsme en Israël, ainsi qu’aux grands courants d'idées contemporaines liées à des problématiques aussi vastes que celles de l'environnement et de la mondialisation.
La chrétienté orientale fait l’objet, souvent dans le sens de la nostalgie, d’un regain d’intérêt dans les médias occidentaux. Cette nostalgie est justifiée car l’Occident, dans sa conscience culturelle, sait qu’il dépend de l’Orient dans toute sa complexité. Dans la mesure où l’Occident se reconnaît dans une racine chrétienne, l’intérêt et la préoccupation pour l’Orient chrétien se renouvellent. De plus, la complexité interreligieuse de la société occidentale, particulièrement en Europe, fait que l'on se penche sur la vie commune islamo-chrétienne pluriséculaire au Moyen-Orient comme sur un trésor d'expériences qui pourraient aider à gérer les développements, pas toujours heureux, des nouvelles sociétés multiculturelles. D’autre part, il est juste que les chrétiens européens soient angoissés par les destins tragiques de leurs coreligionnaires du Moyen-Orient. La question d'oser l'œcuménisme nous concerne donc tous car la tentation du repli identitaire n'est pas seulement orientale.
J'aimerais citer le Père Jean Corbon qui conclut son livre toujours actuel, L’Eglise des Arabes (Cerf, Paris, 1977) (aujourd'hui, le Patriarche melchite parle d'une "Eglise de l'Islam"), ainsi : «L’Eglise est le don de cet Amour d’où jaillit la Résurrection, l’Amour se qualifie par ceux auxquels il se donne, non par ceux qui voudraient le posséder. De même l’Eglise. Elle ne peut se qualifier ici et maintenant que comme Eglise des Arabes. Toute peur s’évanouit devant un tel Amour et tout devient possible : là où est l’Eglise, là est l’espérance».
Plus proche de nous, M. Ghassan Tuéni, l’ancien ministre libanais de la Culture, dit, très justement, au terme de sa conférence sur «Place, rôle et avenir des chrétiens d’Orient» (Ghassan Tuéni et Samir Khalil Samir s.j., Rôle et Avenir des Chrétiens d’Orient Aujourd’hui, CEDRAC, Beyrouth, 2005, p. 33) : «Mon seul message serait un appel non seulement à l’espoir, mais surtout à l’action, une action mûre, critique et réfléchie. A un néo-rationalisme sans fioritures. Contre la désespérance, je n’ai rien à opposer, sinon la foi chrétienne qui la condamne. Puis la prière».
Or, il me semble que nous pouvons avancer deux affirmations optimistes fondées sur le fait que, malgré toutes les difficultés, les chrétiens orientaux sont encore là. Il est bon de répéter que la communauté musulmane, historiquement, a rarement poursuivi l’extinction des chrétiens, bien qu'elle n'ait pas toujours pu empêcher leur harcèlement. Face à nous, aucune entité ne veut nous détruire. Devant nous, du côté musulman, il y a un espace d’évolution positive possible.
La deuxième affirmation optimiste est la considération que la présence, pendant quatorze siècles, des chrétiens avec les musulmans dans les mêmes sociétés, signifie que les chrétiens n’ont pas considéré la vie avec l’autre comme un enfer. Le fait même d’être là, de ne pas juger nécessaire de se séparer socialement pour sauvegarder l’essentiel de l’identité chrétienne à travers une émigration plus ou moins volontaire, indique que nous considérons la vie avec l’autre comme une condition normale, naturelle. Ce fait révèle des valeurs humaines partagées et, en définitive, une dimension théologique, même quand elle n’est pas formulée de façon consciente et explicite. L’Eglise qui célèbre son mystère en milieu musulman, de façon continue depuis quatorze siècles, célèbre aussi de fait, par ricochet, le mystère de la vie commune et le mystère de la réalité musulmane. Il y a là un vaste champ de recherches théologiques qui attend d’être labouré au fur et à mesure que le dialogue interreligieux avance.
En Orient, le mystère chrétien est centré sur l'Eucharistie. Il est toujours et avant tout le fait de la célébration en tant que performatif divin et humain, fidèle autant à sa dimension traditionnelle qu’à son actualité dramatique. Célébration eucharistique donc, par laquelle la communauté des disciples confesse en tout temps, poussée par l’Esprit de prophétie, l’actualité de l’Incarnation du Verbe divin ; de la même façon, elle rend grâce à Dieu, le Père, Allah, pour tout au nom de tous. L’intercession eucharistique, efficace par l’épiclèse de l’Esprit Saint, est certainement inclusive et elle nous introduit dans un niveau de conscience théologique, d’une prégnance existentielle infinie, de l’action omniprésente et englobante de la miséricorde divine. Celle-ci amène, de génération en génération, les chrétiens à une vision d’espérance, engagée au quotidien, et à regarder plus loin et plus intimement que les apories contradictoires de la surface toujours crispée de la contingence politique, que l’instrumentalisation du fait religieux et que les syndromes sectaires fondamentalistes et totalitaires. La multiformité harmonieuse et admirable de l’unique liturgie eucharistique en Orient (car elle est toujours une, oecuméniquement, à travers la multiplicité des rites et des appartenances) exprime une ecclésiologie pluraliste construite dans la pratique de la communion synodale et d’une pleine coresponsabilité des laïcs à la vie communautaire.
La pluralité liturgique orientale est le témoin toujours vivant des nombreuses inculturations de la foi chrétienne dans la complexité culturelle de l’Orient ancien. Cela, surtout en contexte arabe, n’a pas empêché mais, au contraire, a soutenu une capacité de relation en profondeur avec le contexte arabo-musulman qui a produit, peut-être même avant toute théorisation, une fertilisation réciproque chrétienne/musulmane, dans laquelle l’arabisation de la liturgie, depuis le Moyen-Age, est le témoin de la participation chrétienne à la construction de la cité commune. En même temps, la liturgie arabe introduit les effets sanctifiants du sacrifice eucharistique au cœur de cette société commune, là où le chrétien «arabe» vit une vraie unité eucharistique entre le moment mystique communautaire et le temps de la sanctification de l’existence sociale. L’Islam n’est jamais étranger à notre prière : il n’est étranger ni à nos angoisses ni à notre intercession et il ne peut pas être étranger à notre vision, à notre apocalypse. La réciproque aussi est vraie.
Ce thème eucharistique nous conduit à méditer sur l'autoconscience de l’Eglise en tant que sacrement universel du salut. Dans notre contexte, nous sommes amenés à contempler la présence de ce mystère ecclésial de façon avant tout séminale. Cette attitude séminale comprendra donc la complexité culturelle et religieuse de nos pays. Ensuite, il s’agit d’une présence de levure car il y a là un symbole fort pour la consolation d’une Eglise minorité toujours confrontée à une abondante pâte qu’on doit juger bonne pour croire que cela vaut la peine de s'y mélanger. Enfin, notre Eglise sera celle de l’accueil et de l’hospitalité, certainement pas celle du ghetto et de la séparation. Je pense que si la maturation d’une théologie humblement optimiste de la présence chrétienne en milieu musulman se développe, on pourra espérer que, même si cette présence sera encore plus restreinte qu’aujourd’hui, elle pourra s’épanouir dans la paix et la joie en dépit des inévitables difficultés.
Notre situation de chrétien d’Orient est différente et le restera, inch’Allah, de celle du petit troupeau post-colonial algérien. Je ne crois pas qu’on puisse, pour sortir de nos difficultés, souhaiter un dépassement de la dimension socio-religieuse en la projetant vers une sécularisation qui se voudrait éthique, humaniste et capable de libérer la société de l’emprise du religieux. Je ne crois pas qu'une fragilisation du contexte religieux musulman avantagerait un épanouissement chrétien évangélique.
La situation des chrétiens orientaux est différente aussi de celle des nouvelles communautés chrétiennes nées dans les pays du Golfe suite à la présence des travailleurs étrangers, surtout asiatiques. Cette nouvelle présence est porteuse d'une grande signification et démontre bien la capacité d'accueil de la communauté musulmane. En disant cela, je ne veux pas oublier les difficultés des ouvriers étrangers dans ces pays d'immigration, mais plutôt souligner que la discrimination religieuse y est rare, à l'exception bien connue de l'Arabie Saoudite qui constitue un cas assez particulier bien qu’elle soit déjà en train d'évoluer.
Il est nécessaire d'exprimer notre embarras envers ce qu'on appelle la logique de réciprocité. Le monde musulman est complexe et les relations sont multiples. Le combat universel pour les droits de l'homme et la démocratie mondiale n'avancera pas par le biais de vengeances et de répliques, mais plutôt par l'effort de créer des conditions d'évolutions souhaitables et de rechercher la relation aux peuples beaucoup plus que celle aux régimes que les peuples subissent.
En Syrie, le pays que je connais le mieux, le mouvement œcuménique interchrétien a fait, depuis le Concile, de grands pas car il a trouvé, dans le tissu humain de la société syrienne, le meilleur des terroirs. Une large pratique de l’hospitalité eucharistique caractérise nos Eglises et prophétise une ecclésiologie où la conscience de l’épaisseur théologique de l’authenticité catholique se conjugue de plus en plus avec la mise en valeur des trésors de l’Orient chrétien. Cette dimension eucharistique de l’œcuménisme exprime sacramentellement la signification de la commensalité de notre société religieuse plurielle, axée sur la relation islamo-chrétienne, signification à laquelle sont sensibles aussi bien nos chrétiens que nos musulmans. Cette commensalité renvoie enfin à une communion, un compagnonnage (cum-panis) eschatologiquement universel. Une profonde nostalgie de pleine commensalité dans le Royaume habite nos célébrations eucharistiques. C'est d'ailleurs cette impossibilité de communion pleine qui protège aujourd’hui providentiellement la fonction musulmane et qui nous oblige à considérer l’opportunité, dans l’économie divine, de la durée et du développement de la Oummah musulmane sans pour autant nous résigner de façon figée à une situation durable d’affrontement et d'imperméabilité réciproques.
Nos Eglises en Orient célèbrent l’Eucharistie avec du pain levé. C’est une façon d’exprimer la conscience de constituer l’Eglise des Nations plutôt que de vouloir substituer Israël, représenté par le pain azyme. D’ailleurs nos communautés ont vécu le plus souvent dans nos villes orientales côte à côte avec les communautés juives arabes en partageant le pain et le vin du bon voisinage. Nous devons admettre tout de même qu’une certaine expression, jusque dans les textes liturgiques hérités du passé, d’antijudaïsme historique, se retrouve aussi bien en Orient qu’en Occident, et qu'un travail de révisions des textes et d'évolutions des mentalités est urgent. Il s’agit de purifier la mémoire et de développer un espace mental d'acceptation de l'autre. Largement majoritaire dans la catholicité, l'Eglise latine s'est construite, dans le passé, sur un modèle d’uniformité, dans la conscience traditionnelle d’être le nouvel Israël, et elle est représentée peut-être par l’hostie azyme. Dans sa révision contemporaine et radicale de son attitude envers le Judaïsme et même envers l’Etat d’Israël, elle peut, par analogie, reconnaître le droit des Arabes, des enfants d’Ismaël - droit revendiqué aussi bien par la Oummah mohammadienne universelle que par l’Eglise des Arabes, ainsi que par tous les chrétiens orientaux, syriaques, arméniens, chaldéens… - à leur part d’héritage abrahamique, inséparable de la sacralité et de l’indivisibilité de la Terre de Canaan, Palestine - Israël, qui dit aussi sacralité du droit et sacralité de la personne.
J’enchaîne pour réaffirmer, à partir de l'exemple syrien, que la conscience nationale est radicalement inséparable de la conscience nationale panarabe. Tout effort occidental, à laquelle s’ajoute peut-être, au Moyen-Orient, la tentation particulariste de quelques minorités, aussi bien chrétiennes que musulmanes, de stériliser, par la division communautariste, l’Orient arabo-musulman, sera, inch’Allah, à long terme, voué à l’échec. Le mouvement d’entente intercommunautaire entre les différentes appartenances musulmanes, surtout entre sunnismes et chiismes, en Syrie, ne peut pas être compris simplement comme une opération d’autopromotion de l’Etat baasiste. Il représente surtout une exigence d’unité qui réagit contre les forces obscures qui voudraient jeter nos peuples dans l’enfer des guerres civiles. Nos Eglises n’ont certes aucun intérêt à applaudir les tensions intestines du monde musulman car cela enlèverait, à terme, toute possibilité à la survivance de nos communautés chrétiennes en Orient.
Les Eglises du Proche-Orient sont, de manière œcuménique, appelées à un large discernement, car elles doivent décider, dans la foi, de la hiérarchie de leurs priorités pastorales, tout en gardant un large pluralisme charismatique et une complémentarité de leurs fonctions réciproques.
Sur le plan sociologique, il faut souligner la valeur du respect des particularités ethno-religieuses de nos communautés. C’est une question de droit de l’homme et des peuples. A ce niveau-là, il y a certainement une importante question arménienne et une remarquable question syriaque et chaldéenne-assyrienne. Les catholiques arméniens, syriaques et chaldéens ne peuvent pas se désolidariser de leurs Eglises sœurs orthodoxes. Une séparation polémique de ces communautés de l’arabité ambiante serait profondément anachronique et contraire à une vision objective, non sectaire, de l’histoire de cette région : l’arabité constitue le principe d’union régionale qui n’est pas en contradiction avec le respect et l’harmonisation des particularités ethniques et religieuses.
L’Eglise est en partie arabe depuis l'époque préislamique et l’arabisation, à différents degrés, de nos communautés est un fait qui remonte déjà à l’époque omeyyade et qui s’est développé progressivement depuis lors.
A ce niveau les particularités ethniques ou communautaires, qui ne seraient pas liées à l’identité chrétienne, doivent être reconnues et respectées. Cela vaudra autant pour les Kurdes, syriens en Syrie à part entière tout en participant à une identité culturelle régionale, que pour les Palestiniens, qui jouissent pleinement des droits civiques tout en attendant de réintégrer leur patrie. Une attention de dialogue particulière, et différenciée selon les régions, est à consacrer également aux communautés alaouites, druzes, chiites et autres. D’autres groupes seraient aussi à rencontrer, je songe aux Circassiens, aux Turkmènes et aux Gitans. Je crois d’ailleurs qu’il serait important d’avoir des relations plus suivies avec les Arabes tribaux de l’Est de la Syrie.
Naturellement tout cela ne doit pas faire oublier – d’ailleurs la Constitution syrienne ne l’oublie pas – l’importance décisive de reconnaître les droits de la communauté largement majoritaire arabo-sunnite et de s’engager dans un dialogue de longue haleine et de large portée. Il y a là la condition préalable à tout essai de parvenir en Syrie, pacifiquement et durablement, à une démocratie mûre et autochtone.
En septembre 2007, j'ai pu rencontrer, pendant quelques jours de réflexion et de prière, une trentaine de prêtres de deux diocèses catholiques orientaux de Mossoul en Iraq. Ils étaient encore sous le choc du crime d'un de leurs compagnons à Mossoul. En octobre, ils ont été encore frappés par deux enlèvements. Les événements tragiques qui caractérisent ce qu'on a appris à appeler le "triangle sunnite", rendent désormais presque impossible la présence chrétienne de langue arabe entre les deux fleuves. Nous devons espérer et travailler pour que la séparation actuelle ne s'achève pas, ne se radicalise pas et ne se stabilise pas, et pour que la vie commune, si fertile dans le passé, entre musulmans et chrétiens dans les grandes villes arabes de l'Iraq, puisse voir une nouvelle et heureuse saison, dès que l'occupation étrangère sera révolue.
Ce n'est ni de l'anti-américanisme ni une prise de position contre le gouvernement de Bagdad ni de la nostalgie pour le régime de feu M. Saddam que d'affirmer qu'une résistance est nécessaire. Les Irakiens doivent résister aux tendances qui veulent faire éclater le pays, à la logique de la violence comme seul moyen d'action politique, au pillage des ressources du pays, surtout le pétrole, à toute logique de vengeances et d'affrontements confessionnels.
J'espère être objectif en disant que l’Eglise n’a aucun intérêt à se retrancher dans un ghetto au-delà du Tigre sous protection kurde, cela ne correspond ni à sa mission ni à son identité. Cela relève plutôt d'une solution temporaire dictée par la nécessité d'un minimum de sécurité. Par ailleurs, il y a raison de constater que la concentration actuelle des chrétiens dans la plaine de Ninive a une vraie et noble racine historique. Même du point de vue économique, on ne peut pas tout le temps faire face à des menaces d'enlèvements. L'alternative à la concentration chrétienne dans le nord du pays est l'émigration de masse. Il faut tout de même souligner que la vie commune entre Kurdes et chrétiens est tout à fait traditionnelle dans le nord de l'Iraq, ainsi que dans les autres zones à forte présence kurde dans la région moyen-orientale.
Nous voyons arriver en Syrie beaucoup de réfugiés irakiens avec, proportionnellement, un grand nombre de chrétiens. Il faudrait que la collectivité internationale, notamment l'Europe, ouvre des espaces de réflexions et d'analyses parmi ces réfugiés pour envisager avec eux des solutions qui permettraient leur retour. L'ONU va devoir jouer un rôle de médiation car, surtout pour les chrétiens, toute relation à l'occupant est jugée par les majorités comme une entente avec l'ennemi.
Il est évident que la stratégie de l'anarchie créative, prônée par les néo-conservateurs, n'a donné que des fruits tragiques. Il est difficile de ne pas croire à un dessein de déstabilisation basé sur le principe de diviser pour régner. Est-ce que la sécurité de l'Etat d'Israël demande tout cela ? Quelque chose de bien peut-il naître de l'affrontement chiite – sunnite ? Comment ne pas voir, avec l'homme de la rue du Proche-Orient, que ceux qui veulent nous interdire l'accès au club nucléaire sont les mêmes qui, par la puissance nucléaire, veulent imposer au monde leur modèle? Oser l'œcuménisme serait aussi oser une communauté mondiale construite sur l'égalité et l'équité. La seule vraie médecine contre la prolifération nucléaire au Proche-Orient, c'est le désarmement nucléaire universel… Pour y arriver en paix, des accès limités et contrôlés à une certaine force de dissuasion nucléaire pourraient peut-être soigner le sentiment chronique d'être une victime des appétits occidentaux et ouvrir la voie à une coopération adulte et mûre. Un Iran moins crispé ferait un Iraq et un Liban moins divisés et un chiisme moins polémique. Même les chances de pacification de la Terre Sainte augmenteraient.
Comme c'est le cas pour plusieurs pays européens, il y a des solutions et des modèles différents pour créer l'équilibre entre les tendances particularistes, qui mènent aux sécessions, et les tendances aux rapprochements, qui mènent aux unions fédérales ou aux états centralisés.
En Syrie, il y a un consensus certain sur la nécessité de garder une unité forte du pays, face aux stratégies d'éclatements qui voudraient profiter d'une faiblesse chronique des Arabes. On peut comprendre qu'en Iraq, les choses se présentent différemment et que le Liban offre un troisième cas de figure.
Du point de vue des groupes chrétiens, le pire des maux, c'est l'anarchie car ils n'ont pas le poids ni l'espace géographique pour se défendre tout seuls. Il est évident que pour les chrétiens irakiens, c'était beaucoup mieux, je le dis avec amertume, à l'époque de Saddam, malgré les guerres interminables et les sanctions occidentales injustes et discriminatoires.
Pendant longtemps, les chrétiens arabes ont cherché à faciliter la formation et la permanence des états nationaux plus ou moins laïcs. La tendance à la reconfessionnalisation des états dans la région montre l'impossibilité de garder une stratégie laïcisante surtout qu'elle ne peut pas aller de pair au Proche-Orient avec la démocratie. Il est, en définitive, beaucoup plus sûr et même juste de faire appel, pour obtenir sécurité et protection, à la conviction morale et aux valeurs religieuses des majorités sans renoncer pour autant à travailler, dans la transparence et sans esprit polémique ni complexe de supériorité, à l'évolution profonde des sociétés. Mais pour le moment, il s'agit de survivre ; la philosophie, ce sera pour après.
Je suis convaincu que le peuple kurde n'a aucun intérêt aujourd'hui à créer un état national indépendant en Iraq. Cela ne signifie évidemment pas que la communauté internationale puisse demander aux Kurdes de renoncer à l'émancipation, qu'ils ont payée au prix fort. La sécession ne conduirait qu'à l'enclavement le plus dramatique. Le Kurdistan irakien se trouverait séparé violemment des populations kurdes de Syrie, de Turquie, d'Iran et du reste de l'Iraq. Au contraire, le succès d'une structure fédéraliste en Iraq pourrait offrir des modèles positifs pour les pays environnants. Rien n'empêchera par la suite une forte coopération entre les "kurdistans" dans le cadre d'une région pacifiée. Je le dis ici à Paris en souriant, mais c'est quand même sérieux : l'intérêt des Kurdes est surtout dans l'entrée de la Turquie en Europe car ainsi, le Kurdistan s'étendrait un peu jusqu’en Allemagne et, par le biais du Kurdistan turc, tous les Kurdes seraient un peu européens. Mais plus immédiatement, il est certain que les chrétiens d'Iraq n'ont aucun intérêt à se sub-enclaver, à long terme, à l'intérieur d'une enclave kurde, et qu'ils espèrent donc s'inscrire dans une autonomie à tendance fédéraliste.
Pour les chrétiens traditionnellement mêlés aux populations kurdes, la conflictualité permanente de ces régions a été fatale autant en Iraq qu'en Turquie et en Iran. Là aussi, la Syrie fait figure, dans sa Jezire, d'exception tout compte fait heureuse.
Les chrétiens du Proche-Orient seront à l'aise dans une région où ils peuvent bouger facilement car leur dispersion minoritaire a besoin d'une interaction solidaire régionale. Les chrétiens du Proche-Orient, plus que quiconque, ont besoin de l'union arabe. Du reste, les chrétiens, plutôt ce qui reste des chrétiens, de Turquie et d'Iran ont besoin d'une pleine pacification de la région pour pouvoir rétablir une unité culturelle qui a toujours été une richesse en dépit des distances et de la dispersion.
L'Occident, qui se rappelle ses racines chrétiennes de façon intermittente, n'a vraiment pas favorisé par le passé une pacification de la région moyen-orientale. Cette pacification d'ailleurs profitera aux chrétiens seulement dans la mesure où elle sera profitable aussi à toute la population locale dans ses désirs légitimes de justice et de reconnaissance à partir bien évidemment de la question palestinienne qui est celle qui a le plus de portée symbolique pour tous les Arabes et tous les musulmans.
Le Liban, avec toute sa diversité et sa particularité, ne pourra pas s'épanouir en-dehors de cette logique régionale. Les chrétiens de la région pourront s'épanouir à nouveau s'ils savent choisir un rôle de pont civilisationnel et de catalyseur pluriel d'évolutions démocratiques autres que celles des empires majoritaires facilement totalitaires. Le fait d'avoir quelques lieux à plus grande concentration chrétienne peut aider cet épanouissement, à condition que ces lieux ne se développent pas dans une logique de ghettos ou d'affrontements polémiques.
De façon analogue, la pacification authentique de Palestine – Israël ne se fera certainement pas par la logique des murs de la séparation ethnique et de la fragmentation idéologique mais, bien au contraire, par une forte dynamique d'intégration régionale où les particularités pourront s'inscrire dans le cadre de références symboliques de l'unique maison abrahamique et profiter du modèle idéal du pluralisme harmonieux de la cité médiévale musulmane en l'adaptant aux exigences vitales des groupes présents sur le territoire.
Il est reconnu que, dans la plupart des états à majorité musulmane, à côté d’une bien louable et authentique liberté religieuse, on remarque une vraie carence au niveau de l’exercice du droit à la liberté de conscience, donc aussi de la conscience religieuse individuelle (par exemple : impossibilité légale de changement de religion si ce n’est l’Islam, impossibilité pour une fille musulmane de se marier à un chrétien). Traditionnellement, l’individu a toujours été pensé avant tout comme membre appartenant à une communauté religieuse, ethnique, etc. La liberté de conscience produit une crise de la logique des appartenances et introduit une idée d’autonomie individuelle que, du point de vue culturel, même nos contextes ecclésiaux ont une vraie difficulté à assumer. On doit pouvoir attendre des Eglises orientales, en particulier des Eglises catholiques, qu’elles oeuvrent pour une culture de la liberté de conscience. Tout de même, les Eglises ne songeront pas à une liberté de conscience imposée de l’extérieur. Il s’agit plutôt de mettre en valeur, par la voie du dialogue, les possibilités de maturation des éléments culturels propres et internes aux traditions de notre société, avant tout dans sa dimension musulmane.
Il est facile d'attaquer le monde musulman sur la question de la liberté de conscience car, du point de vue chrétien occidental, il y aurait là un retard. Nous ferions mieux de comprendre que, dans une certaine résistance à la liberté de conscience, s'exprime un reflet de défense des identités collectives opposées à l'empire de la pensée unique occidentale. La liberté de conscience est ressentie comme un cheval de Troie. Une société déstabilisée et qui se sent attaquée ne peut pas se poser courageusement une question fondamentale comme celle de la liberté de conscience, qui demande tout un travail doctrinal et théologique de longue haleine et qui doit correspondre à l'évolution de la mentalité de toute une population.
Il serait nécessaire d'agir de façon concrète et efficace pour créer des refuges pour les persécutés de conscience et leurs familles, qu'ils le soient pour des raisons religieuses ou politiques. Le monde d'aujourd'hui manque de ces refuges-là. La France en a longtemps été un, aujourd'hui beaucoup moins ! Les raisons sont connues mais le besoin est là et il est grave. Il faudra imaginer des structures efficaces et discrètes pour venir à l'encontre de ces besoins. Peut-être doit-il y avoir des pays qui payent et des pays qui accueillent, et le service doit être offert par l’intermédiaire des ONG.
Dans un cadre de mondialisation, y compris la mondialisation de la corruption, il n’est plus pensable que le futur des Eglises, aussi dans leurs dimensions les plus sociologiques, soit assuré par un système de paternalisme totalitaire même le mieux intentionné. L’évolution démocratique n’est pas seulement un appel mal formulé par l’extérieur mais une aspiration profondément sentie de l’intérieur de nos pays. La volonté d’exprimer un processus de démocratisation dans et par la gradualité ne peut pas cacher mais plutôt exprimer la ferme intention d’éviter tout bain de sang, de favoriser l’émergence d’une société civile mûre ainsi que l’affirmation, de façon transversale, par rapport aux appartenances communautaires, d’une attitude religieuse, spirituelle et culturelle, tolérante, pluraliste et humaniste.
Traditionnellement, les autorités religieuses ont élaboré une attitude de protection de leurs ouailles qui allait souvent de pair avec une soumission au pouvoir totalitaire. Cette soumission a été tout à fait nécessaire pour survivre mais elle comporte le risque, la plupart du temps inconscient, d’alignement complice et de mélange d’intérêts personnels. Parfois, on a l’impression que les intérêts personnels et communautaires consolidés participent à ralentir le processus démocratique et les efforts pour rendre la société plus transparente.
Donc une gradualité dans le dialogue et par le dialogue poussée par une croissante liberté d’expression, d’association et de conscience, et une transparence favorisant le combat contre la corruption. Cela ne pourra certainement pas se faire sans la participation de la critique constructive qui peut nous venir de l’étranger, notamment de l’Europe et en particulier de la France, mais en dehors de toute logique de sanction. (Nous savons tous que les sanctions envers l’Irak ont été un facteur de démolition de l’Eglise irakienne.) La transparence est d’ailleurs exigible seulement dans la justice et l’équité de part et d’autre de la Méditerranée. L’Eglise peut faire beaucoup en rappelant les principes, en réformant les consciences, en demandant de la cohérence notamment entre politique des droits de l’homme et politique économique et militaire, dans une logique de mondialisation de la moralisation de l’espace politique. Encore une fois, le dialogue entre leaders religieux chrétiens, musulmans et juifs aura une fonction capitale dans l’élaboration d’un projet réalisable. L’ouverture à l’œuvre de la pensée laïque et même sécularisée (présente depuis longtemps dans le panorama culturel arabe) est importante. Important aussi est le dialogue entre les experts, que ce soit à l’intérieur de l’Eglise (opportunité de la création de commissions théologiques nationales) ou à l’intérieur d’un plus vaste espace culturel et religieux. Mais le dialogue le plus important reste peut-être celui de la vie, à la base et au sein des différentes catégories de la vie sociale.
Il est tout à fait évident, encore plus dans un contexte islamique - caractérisé entre autres par une revitalisation étonnante du combat chiite pour la justice -, que la question de l’équité sociale solidaire, sur le plan local, régional et planétaire, ne peut qu’occuper la première place dans nos préoccupations. De plus, le retard du développement économique et social de nos pays proche-orientaux, lié à un taux de chômage insupportable, constitue une des raisons les plus fréquentes d’émigration définitive de nos chrétiens.
S’ouvrir aux effets souhaitables de la mondialisation implique la participation au combat contre les effets néfastes de cette mondialisation, qui sont surtout de nature économique et culturelle. En cela, l’Islam constitue un contrepoids impressionnant à une mondialisation en définitive totalitaire et impériale. Les Eglises orientales doivent participer à désamorcer les effets les plus néfastes de la mondialisation culturelle par la valorisation de leur différence.
Comment voir la question du terrorisme local et international depuis la région moyen-orientale ? Quelle pourra être une position d’Eglise juste et équilibrée ? Il me paraît difficile d’opérer un discernement sans tenir compte de l’immense contentieux entre les Arabes et l’Occident. Toutes les questions sont au rendez-vous : passé colonial, conflit arabo-israélien, retard économique et structurel, désir d’émancipation arabe et islamique, déséquilibre stratégique durable et réaction anti-mondialisation. Les Arabes demandent qu’on sache faire la distinction entre résistance et terrorisme. Les croyants, qu’ils soient chrétiens ou musulmans, ne peuvent s’abstenir de participer, de façon engagée, à la discussion morale sur les moyens licites de résistance ainsi que sur une définition correcte du terrorisme. Certes les Eglises peuvent faire beaucoup pour combattre la culture du désespoir et pour aider, à travers le dialogue le plus large, nos frères musulmans à réfléchir sur l’eschatologie courte et matérialiste qui constitue le cadre symbolique du terrorisme suicidaire. Ce sont encore les Eglises qui doivent approfondir et diffuser une culture de la non-violence et la lutte non-violente pour la justice. En même temps, les Eglises peuvent jouer un rôle immense en dévoilant combien le discours antiterroriste peut masquer la volonté agressive et hégémonique occidentale. D’après mon expérience, les efforts du dialogue ne peuvent pas se limiter aux milieux dits modérés car on risque de se couper en grande partie de la réalité socio-culturelle. Le dialogue doit être développé même pendant le conflit. Il n’y aura pas de paix au Proche-Orient, ni sociale ni internationale, sans une profonde évolution de la mouvance politique islamiste radicale. L’islamisme radical est incontournable. Il est à connaître et à comprendre dans ses raisons d’être sociales et culturelles. Il est à combattre dans ses expressions criminelles sans renoncer à la légalité démocratique et à la protection de la dignité de tout être humain. Dans ce sens, il est absurde de livrer à des pays des détenus dont on sait qu’ils vont y être torturés. La lutte contre le terrorisme demande certainement de la fermeté, mais elle n’aura pas de succès si elle n’est pas avant tout menée dans le cadre d’une réforme de la vie civile internationale.
Les Eglises ont un grand rôle à jouer. Elles peuvent poursuivre le dialogue même en temps de conflit. Elles peuvent contribuer aux négociations en vue de la pacification dans des conflits particuliers. Elles peuvent, en défendant la dignité humaine partout, montrer un autre visage du monde chrétien. Le terrorisme est à combattre avec les musulmans et non contre eux, car il manifeste autant une pathologie du monde musulman que les contradictions de la communauté mondiale. C’est une plaie qui manifeste une maladie relationnelle.
La France est historiquement liée aux Eglises d’Orient par une préoccupation fraternelle. C’est vrai pour la France catholique mais pas seulement, car la France des droits d’égalité est sensible au destin de ces minorités qui, du point de vue culturel, sont indissociables de l’histoire civilisationnelle de la Méditerranée. Aujourd’hui, ni les Eglises ni les Français ne conçoivent leur relation comme opposée à celle avec l’Islam. Au contraire, il s’agit d’un cercle relationnel intégré et complémentaire.
La démocratie mondiale ne se fera pas sans la participation décisive du pôle européen, donc, plus précisément, de la France. Les problèmes des Eglises orientales sont indissociables des problèmes des sociétés musulmanes environnantes. Renoncer à l’évolution démocratique à cause d’un réalisme mal compris, c’est cynique. A contre-courant de la logique internationale de puissance et de celle du choc des civilisations il faudra développer une logique démocratique globale basée sur la citoyenneté mondiale, sur la personne humaine. Il est clair que sur ce point, la société française n’a pas seulement un mot à dire mais un leadership moral et politique à assurer.