Pendant l'hiver 2002-2003, nous avons intégré à notre prière quotidienne une lecture commentée du Directoire de Charles de Foucauld. Nous avons reçu l'ouvrage en cadeau de la part de Thérèse et de Jean, couple d'Algérie venu passer quelques jours au Monastère avec des membres de l'association laïque de Charles de Foucauld durant l'été. L'édition du Directoire que leur amitié inspirée nous a fait parvenir a été d'autant plus touchante que son avertissement était signé par Louis Massignon, inspirateur important de la spiritualité de notre Communauté, récemment baptisée El Khalil, comme Abraham, l'Ami de Dieu, pour indiquer notre consécration à l'harmonie Islamo-Chrétienne. Durant ces séances, la présence des membres de notre Communauté monastique ainsi que celle de quelques amis et visiteurs a donné à cette lecture spirituelle, traduite et commentée instantanément du français à l'arabe par le père Paolo, une exceptionnelle écoute car elle touchait un auditoire varié, composé en général d'une quinzaine de personnes, Syriens ou étrangers, chrétiens pratiquants ou simples curieux. Nous avons particulièrement apprécié l'atmosphère d'échange et de discernement spirituel concernant le futur de notre Communauté dans ses relations avec l'Eglise.
Lire le Directoire a été pour nous l'occasion d'éclairer la relation qui unit notre spiritualité à celle de Charles de Foucauld. Aussi, au fil de notre lecture, avons-nous cherché à reconnaître l'appel par l'Esprit que Charles nous adressait et dans quelle mesure nous pouvions y répondre par notre vie.
Notre connaissance de Charles de Foucauld reposait jusqu'alors sur les expériences de plusieurs d'entre nous auprès des Petits Frères et des Petites Soeurs, du partage que nous avions eu pendant cinq années de la vie de Abdo, l'un d'entre eux, ermite sur notre même montagne et, enfin de la relation fraternelle que nous maintenions avec ceux qui sont restés dans notre voisinage. Cette lettre est une réponse que nous souhaitons adresser aux héritiers du message Foucaldien.
Faut-il commencer par dire que les propos qualifiant le message de Charles de Foucauld de dépassé ou de périmé nous semblent accuser d'un manque de discernement et de nuance? Car certes Foucauld nous lègue une pensée évangélique, inscrite dans l'époque de la Colonie française -la désignation systématique des non-chrétiens sous le qualificatif "infidèles" nous a d'ailleurs souvent embarrassé, et ceci d'autant plus que certains musulmans faisaient parfois partie de notre assemblée- mais il l'outrepasse déjà par l'exemple de son existence simple, partagée fraternelle et érémitique dans le désert d'Algérie. Aussi, afin de comprendre son message, nous faut-il endosser en profondeur les exigences de son âme, imprégnées des devoirs qu'il observait vis-à-vis de son pays et de l'Eglise de son époque. Car c'est une chance que l'esprit de Foucauld nous parvienne ainsi, sous la forme de son incarnation concrète, singulière et équivoque! Car, dés lors, il devient un appel pour nous à le vivre dans notre propre chair et à travers une assomption de notre limite. Et si, par malheur, nous avions l'ambition illusoire de nous séparer de notre propre temps, Foucauld viendrait nous rappeler qu'aucune vérité n'est bonne si elle n'est incarnée, resplendissant pure dans l'équivocité de nos visages. Permettez-nous de relever trois exigences qui nous sont apparues fondamentales au fil de la lecture du Directoire :
∑ L'amour évangélique n'a pas de limite. Plus il est ardu et éprouvant, plus il se rend désirable et attirant. L'amour évangélique, tel que Foucauld nous invite à le vivre, est hautement catholique et revêt ainsi pleinement sa vocation d'universalité. Dans notre terre d'Islam, ce point est venu nous rejoindre. Il a stimulé notre ardeur amoureuse à l'égard du monde musulman et a transformé en grâce l'environnement parfois hostile que le Seigneur a choisit pour éprouver nos témoignages et ouvertures évangéliques.
∑ L'Evangile a ses moyens privilégiés, ce sont des moyens existenciels et non pas, comme on le croit trop souvent, des stratégies. Car la stratégie de l'Evangile n'est rien d'autre que le "vivre convaincu", par lequel l'Amour divin peut transparaître. L'évangélisation vraie ne saurait employer des moyens extérieurs à elle mais devrait plutôt se saisir elle-même comme moyen. Car elle n'utilisera d'autre arme qu'elle-même pour son combat sans perdre la puissance de son message et sa belle capacité performative. Foucauld, à cet égard, a moins prêché la Parole qu'il a proposé son incarnation vivante dans sa propre vie parmi les Touaregs d'Algérie. C'est par cette radicalité que son inspiration devient profonde, authentique et transmissible et qu'elle nous atteint sublimement ainsi qu'elle le fait. Cette radicalité apparaît dans les trois piliers de son apostolat que sont l'humilité, la pauvreté, vécue comme une humilité matérielle et le dépouillement, vécu comme une humilité psychologique. Par ce qu'on pourrait appeler un existencialisme évangélique, Charles de Foucauld est venu racheter et corriger toutes les dérives missionnaires. C'est surtout dans la partie du Directoire qui traite de ces moyens évangéliques qu'on retrouve littéralement, l'influence du livret des Exercices Spirituels de St Ignace sur sa pensée, probablement comme un fruit de sa longue retraite en France avant de partir pour l'Algérie.
∑ En proposant à ses disciples d'ancrer leur spiritualité auprès de la Sainte Famille à Nazareth, Foucauld dépouille la Bonne Nouvelle de ses élaborations pour retrouver le modèle simple, doux, fécond, chaste et encore une fois incarné, qu'est l'enfance et la jeunesse de Jésus à Nazareth. En outre, cette invitation apparaît particulièment adaptée à l'ecclésiologie moderne de l'Eglise laïque, dans la mesure où elle met au centre le témoignage des laïcs chrétiens dans la société musulmane, sans affaiblir le rôle des sacrements et donc de la prêtrise ou encore celui des religieux et des religieuses. Aussi le modèle de Nazareth, parce qu'il fut choisi par le Verbe Divin comme mode d'être-au-monde avant le mode de parler au monde, délivre-t-il un témoignage dont la pertinence outrepasse largement les frontières de la chrétienté historique.
Notre conversation autour du Directoire a été l'occasion de réflechir à la vocation Massignonienne de notre Communauté. Comme Louis Massignon, nous cherchons à mesurer l'itinéraire que l'amour évangélique de Charles de Foucauld a ouvert dans nos existences. Depuis près d'un siècle, sa pensée évangélique, en même temps coloniale et universaliste, est passée à travers les méandres des crises spirituelles, idéologiques et politiques du XXème siècle. Louis Massignon, entre autres, l'a portée par les souffrances qu'endurait sa propre âme pour ce siècle, et nous a révélé son enjeu pour le monde contemporain qui est passé du colonialisme centralisateur de l'époque au pluralisme mondialisé. Cette lecture a par ailleurs éclairé en profondeur l'appel que nous ressentons à vivre la même foi de Charles en Jésus de Nazareth, dans le milieu musulman, à travers la découverte toujours plus approfondie et étonnée, conduite par l'esprit, de l'action de Dieu dans l'Islam. En effet, notre dynamique communautaire est animée par le souci de la fonction de l'Islam dans l'histoire du Salut par rapport au monde et à l'Eglise. En cela, nous sommes amenés à expérimenter combien l'humilité de Dieu peut se rendre présente, se laisser toucher au coeur de la contradiction culturelle, religieuse, et que, dans tout cela, notre place propre, aimante et contemplative, consiste à y être minoritaires, comme la levure l'est pour faire lever la pâte. Nous sommes appelés à être cette "levure mariale" afin que le mystère du Sauveur de Nazareth puisse être conçu et puisse exister humblement dans le corps-même de l'Islam et en devenir la gloire ainsi qu'une consolation pour l'Eglise. Car ce que nous commençons à expérimenter dans notre vie de prêtres, de moines, de moniales et de laïcs en milieu Islamo-chrétien, c'est que l'Islam devient progressivement notre nation, notre peuple, notre communauté, notre famille, voire notre histoire, notre tradition et notre culture. Et ce processus, loin de nous couper de la tradition de l'Eglise, nous en dévoile la racine "pneumatique" spirituelle, toujours étonnement dynamisée et stimulante. Face à cela, bien que doucement humiliés par l'ampleur de notre vocation, nous nous attachons à exercer chaque jour un peu plus -tout en la découvrant- notre fonction de levure, de sel, de lumière Nazaréenne.
En définitive, dans le monde actuel qui accuse l'absence d'idéologies convaincantes, nous avons estimé que la transparence évangélique Foucaldienne introduisait magnifiquement la notion de sacrifice qui est au coeur du message du Christ. En effet, le Christ est venu manifester et réaliser que le monde, offrande avant le péché, était devenu, après la faute, l'espace et le corps du sacrifice. Dieu s'est donné sans compter, a livré son Fils unique, consubstanciel, pour racheter l'homme et son monde. La Théologie sacrificielle, qui a été critiquée par la Réforme protestante, est de plus en plus discutée par la catholicité moderne. Or, pourtant, comme rédempteur, substitut et donc Sauveur, le Christ s'est bel et bien sacrifié pour nous. Mais comment le Christ parviendrait-il à nous sauver si nous restions ce que nous-sommes? Foucauld, en retrouvant l'efficacité profonde du Saint Sacrement, comme présence rédemptrice et bienfaitrice en Terre d'Islam, nous ramène aux racines fondamentales du message du Christ. Louis Massignon, son grand ami, s'inspirera aussi de la méditation de Foucauld sur la fonction rédemptrice du St Sacrement pour sa "Badalyia". Celle-ci propose à ceux qui brûlent d'un plus grand amour, parmi les disciples de Jésus qui se trouvent en milieu musulman, et surtout les chrétiens orientaux, de se perdre pour l'Autre. C'est un langage de l'amour. Ceux qui le comprennent s'y trouvent déjà associés, les autres le considèreront comme une aberration, en le réduisant à un autre niveau de discours, sans néanmoins parvenir à en entâcher la Vérité.
Pour toutes ces raisons maladroitement énumérées, nous sommes heureux que Foucauld fasse partie de notre ciel et que, de la même manière qu'il intercéda pour la conversion de Massignon, il intercède pour notre fidélité. Sa solitude dans le désert d'Algérie comme au sein de l'Eglise nous touche profondément et nous permet d'accepter notre propre solitude. Par ailleurs, nous avons interprété la valeur étonnemment dense qu'il confère à la communauté comme un rappel de son importance et de l'exigence qu'il nous faut toujours nourrir vis-à-vis de notre fraternité communautaire. Ça n'est probablement pas un hasard si pendant cette lecture du Directoire, nous ayons accueilli dans notre communauté le couple de Mathilde et Claude qui ont fait le choix de vivre comme famille dans un village proche de Deir Mar Moussa en participant ainsi à la spiritualité, au sens le plus large, de notre Communauté monastique. Ils incarnent la méditation foucaldienne sur Priscille et Aquila, invocant la présence des familles chrétiennes Nazarénnes au coeur d'une mission d'Amour semblable à celle de notre Abbaye.
La Communauté d'el-Khalil
Deir Mar Musa
Nebek, Syrie