Chaque fois qu’il est question de dialogue dans les documents officiels de l’Eglise, ou dans un article de quelque théologien catholique, revient un refrain rabâché : « Le dialogue, oui, mais sans syncrétisme équivoque. »
ELOGE DU SYNCRETISME
Syncrétisme équivoque et équivoques syncrétistes
Paolo DALL’ OGLIO s.j.
(Ce texte, le seul à ne pas être issu du cycle de conférences de 2001, a été traduit de l’italien par les soins de Françoise Smyth en collaboration avec Valentine Rychner.)
Refuse-t-on toute espèce de syncrétisme parce que toujours équivoque ou rejette-t-on seulement les syncrétismes considérés comme équivoques ? Rares sont les définitions du syncrétisme ; sa condamnation parait souvent avoir une fonction de protection identitaire. Qu’est-ce qui motive un si large accord contre le syncrétisme chez les chefs religieux ? Ne paraissent-ils pas surtout préoccupés du risque de voir leurs troupeaux respectifs se disperser ou de perdre leur poste ? Reste que la définition du syncrétisme (tant équivoque que non équivoque) n’est pas obvie; elle l´est en tout cas moins que l’on ne pourrait croire.
Où serait jamais cette culture totalement originale, non fermentée, ni tourmentée, stimulée, greffée et fertilisée par des éléments extérieurs ? On peut affirmer, abstraction faite des cas rares et jamais absolus de populations demeurées isolées pendant très longtemps pour des raisons géographiques et chez qui culture et identification identitaire se recouvrent, que la culture humaine est syncrétique par nature. La religiosité humaine, partie et dimension essentielles de la vie culturelle, est purement syncrétique ; ce que démontre amplement l’étude comparative des religions.
Je ne serais pas en mesure de décrire en détail au long de quel processus historique et psychosocial se constituent les systèmes identitaires qui tendent à se garder purs en eux-mêmes, non contaminés, différents, originaux, autonomes et surtout plus vrais ou les seuls vrais, authentiquement légitimes.
Prenons un exemple : l’Empire romain était syncrétique au point de vue culturel, symbolique et religieux tout en trouvant dans 1’institution impériale et la législation romaine, outre quelques mythes fondateurs, les mécanismes d’intégration culturelle nécessaires à la sauvegarde du système. La grande coupole du Panthéon romain constitue une expression forte et synthétique de ce système syncrétique. Il est intéressant de noter que ce même syncrétisme deviendra suffisamment idéologique pour organiser le refus violent du christianisme naissant. Continuez en bas...
Albert de Pury et Jean-Daniel Macchi éd.
Jean-Christophe Attias, Pierre Buhler, Abdelmajid Charfi, Paolo Dall’Oglio s.j. Mireille Hadas Lebel, Mgr George Khodr, Tariq Ramadan
Juifs, chrétiens, musulmans
Que pensent les uns des autres?
Dans une période où les conflits mondiaux sont la plupart du temps perçus à travers des identités religieuses, il importe de favoriser les dialogues interreligieux pour repousser amalgames et simplifications. Ce livre a plusieurs voix est une contribution a cet effort de pacification spirituelle. Comment chacune des trois grandes familles religieuses issues de la souche d’Abraham situe-t-elle les deux autres et quelle légitimité théologique leur reconnaît elle? Deux juifs, deux musulmans, dont Tariq Ramadan, un catholique, un protestant et un orthodoxe réfléchissent à la façon dont leurs traditions religieuses perçoivent les autres religions monothéistes et au statut qu’elles leur reconnaissent.
La publication de cet ouvrage a bénéficié du soutien de la Société auxiliaire de la Faculté de théologie de l’Université de Genève ISBN 2-5309-1078-8 © 2004. Editions Labor et Fides 1 rue Beauregard. CH — 1204 Genève Tél. :022/311 3269 Fax :022 / 75! 3051 E mail : Site Internet : www.laboretfides.com Diffusion en Suisse : OLF, Fribourg Diffusion en France et en Belgique : SOFEDIS, Paris Diffusion au Canada : Editions FIDES, Montréal |
TABLE DES MATIERES Albert de Pury et Jean-Daniel Macchi Jean-Christophe Attias Mireille Hadas-Lebel Pierre Bulher Mgr George Khodr Paolo Dall´Oglio s.j. Abdelmajid Charfi Tariq Ramadan |
Le refus chrétien du syncrétisme s’enracine probablement dans le processus de cristallisation identitaire hébraïque dont la Bible est tout à la fois un témoin et un élément moteur. Cela, sans que le système religieux hébraïque cesse d’être ouvert aux influences extérieures et soit donc aussi, finalement, syncrétique.
Il a fallu tout le travail de la critique biblique moderne pour renoncer à l’affirmation a priori d’une Bible préservée de toute contamination par une quelconque influence extérieure. (Il suffit, à titre d‘exemple, d’évoquer les mythes mésopotamiens de la création, du déluge, du juste persécuté, comme aussi les influences égyptiennes et les antiques expressions traditionnelles de la culture orale des nomades sémites.)
II est utile d’analyser si telle culture religieuse définie par l´histoire, la géographie et la langue se distingue de l’auto-conscience identitaire constituée en système. Dans la culture religieuse, l’élément syncrétique est en général perçu comme présent et constitutif, plutôt que nécessairement dénaturé, déviant ou dépersonnalisant. Au contraire, pour la conscience identitaire liée à un système d’appartenance, le syncrétisme devient l’épouvantail qui menace ce même système identitaire de corruption. On peut dire simplement que, comme sujets culturels, nous sommes produits et auteurs du syncrétisme, alors que, sujets appartenant à un système plus ou moins cohérent d’identification identitaire, nous craignons tous le syncrétisme corrupteur, déviant et, malgré nous, dynamisant.
II existe bien un syncrétisme immédiatement taxé par beaucoup par nous-mêmes, de négatif : il est synonyme de fragilité et de superficialité identitaire, de réceptivité acritique et de mauvais goût esthétique. II s’agit d´un syncrétisme omnivore, à la frontière du délire pseudo-mystique, un syncrétisme kitsch, sans racine ni perspectives fécondes. Le fait que la culture télévisuelle globale, semblable en cela à la décoration des grands hôtels internationaux, soit l’expression d’un syncrétisme généralisé, superficiel et appauvrissant, n’est pas étonnant mais regrettable. Juste un exemple: le concept de réincarnation finit par être un vulgaire expédient consolateur pour la religion des "horoscopes de dernière page” dont se satisfait une grande partie du monde. De ce point de vue, et c’est un sujet dont on pourrait parler longuement, nous sommes bien d’accord avec ceux qui définissent le syncrétisme comme phénomène équivoque et dangereux.
De fait, et dès les premiers siècles, l’Eglise a connu le danger des syncrétismes gnostique, initiatique, manichéen et ésotérique. Les chrétiens doivent savoir qu’il s’agissait là de défendre l’originalité de la foi-espérance de l’Eglise en un Christ vraiment mort et ressuscité, vraiment divin et humain.
D’où la possibilité d’élaborer de façon dynamique et, par analogie, applicable aussi à d’autres religions, une méthode permettant de discerner l’orthodoxie par opposition à l’hérésie. (La pensée arienne par exemple, et la pensée mo’tazilite sont analogues; certaines tentations magiques, mystériques et instrumentales se retrouvent assez semblables dans des courants ésotériques bouddhistes, hindous, vaudous, cabalistiques, soufis et expressions de dévotion populaire miraculeuse à symbologie chrétienne... pour ne pas parler des satanismes et autres contrefaçons à fins plus immorales.)
Le fait est que, à mon sens, le syncrétisme mondial, comme d’ailleurs la piété populaire, ou la globalisation, doivent être rationalisés, canalisés et corrigés plutôt que condamnés a priori. Mille fois avons-nous du nous incliner pour reconnaître l’humilité de l’Esprit de Dieu venu rencontrer la personne dans la croyance religieuse la plus équivoque; il nous a alors été demandé de comprendre sans condamner pour favoriser l’acheminement graduel vers une vision plus limpide. Combien de fois ensuite, avons-nous nous-même fait l’expérience du Seigneur humble venu nous prendre dans l’obscurité et la misère de notre condition !
Du point de vue chrétien, il est honnête de dire que la pensée ecclésiale vit un moment d’hésitation pendulaire entre deux pôles : l’un est celui de la grande ouverture interculturelle d’une partie du christianisme primitif avec ses risques de syncrétismes équivoques et la capacité de permettre à l’expérience chrétienne, au Christ-Eglise, de continuer à s’incarner, à s’inculturer, assumant ainsi et s adjoignant, transfigurant les configurations symboliques les plus variées. Un autre pôle est celui de la fidélité identitaire, souvent exprimée dans 1´absolutisation du système de référence identitaire, dans un processus de cristallisation culturelle, de consécration et de fixation de la tradition.
L’effort qu’a fait l’Eglise occidentale du XXe siècle pour s’émanciper de sa première inculturation dans son contexte hellénistique et le système néo-platonicien, allié au désir de retour à la pureté biblique, à l’instar d’un certain judéo-christianisme et de la redécouverte du judaïsme par la théologie chrétienne contemporaine, répond certainement à de bonnes intentions, mais révèle parfois une angoisse non résolue quant au rapport de l’Eglise avec le monde contemporain, du point de vue interculturel comme interreligieux. (Notons d’ailleurs que l’influence de l’hellénisme sur le judaïsme historique fut immense.)
Restent la liberté et même le besoin de tout groupe humain de se créer un corpus d’éléments traditionnels ou doctrinaux systématisés garantissant l’homogénéité, la stabilité et l’identité originale du groupe : « Nous sommes comme ceci et pas comme cela. »
Le monde paraît aujourd’hui déchiré, divisé en deux tendances. La première est généralisée et apparemment victorieuse, c’est celle de la formation progressive d’un syncrétisme vide, consumériste, construit finalement sur la supériorité économique et technologique de 1’Occident : en contradiction avec lui-même, il finit par faire la synthèse du syncrétisme omnivore avec la consécration d’une supériorité de ses racines culturelles juives et chrétiennes. La deuxième tendance réagit plutôt à la globalisation culturelle en revendiquant son originalité identitaire et la singularité de sa culture : il s’agit alors de se retrancher à l’abri de systèmes doctrinaux clos, auto-conservateurs, facilement fondamentalistes, toujours sur la défensive et souvent agressifs.
Religieux jésuite, il me semble que la spiritualité ignacienne, sur la base des Exercices, tend à proposer à nouveau la grande dynamique spirituelle et culturelle liée à l‘expérience de la relation personnelle à la personne de Jésus, pierre angulaire sur laquelle tout l’édifice vivant et donc dynamique est construit et ordonné. Je ne m´étonne donc pas que les premières générations de jésuites, apôtres de l’universalité de leur Jésus et de son corps qui est l’Eglise, se soient trouvés capables de tenter hardiment de nouvelles inculturations et en même temps de profonds renouvellements de traditions héritées et déjà consacrées.
Dans le cas de chrétiens donc, et peut-être plus particulièrement de jésuites, ce qui les constitue sur le plan identitaire est avant tout la relation mystique à Jésus vivant, ressuscité, dans la communauté qui célèbre le mystère de la relation de Jésus à Dieu le Père dans l’Esprit. Cette célébration implique et stimule une incarnation continue, ample, articulée, qui peut sembler et, en un certain sens, est syncrétiste. Le "se faire tout à tous" est ce qui fonde la fidélité chrétienne à la fois comme originale et syncrétique.
Combien de fois m´est-il arrivé d’expliquer à des musulmans qu’il n’y a pas de façon spécifiquement chrétienne de jeûner et que, abstraction faite de la valeur universelle du jeûne sur le plan ascétique et spirituel, il serait « chrétien » de jeûner « comme les autres »: quand on est en contexte hébraïque, « comme les hébreux avec les hébreux » en contexte musulman, « comme les musulmans avec les musulmans » ; en contexte hindou, « comme les hindous avec les hindous »et quand on en contexte New Age, «comme les New Age avec les New Age » en sauvegardant cependant la liberté chrétienne et la loi de la charité ! S’il en est ainsi du jeûne, il en ira de même des autres éléments de la religion, là où, avec discernement, tout en Jésus nous appartient et, comme disent les Arabes, « ce qui est immoral est interdit ».
Nous ne voulons par là rien ôter de la valeur, de la signification du droit à l‘auto-conservation des groupes chrétiens constitués et traditionnels les plus divers et dispersés dans le monde, dans la forme de leurs rites, écoles, ordres ou plus moderne, de leurs mouvements. Mais il faut que tous se reconnaissent dans ce qui constitue la "catholicité" soit la possibilité de se reconnaître frères dans le Christ et constituant une communauté mystique et historique, une et vivante à travers et non malgré les formes multiples de sa diversité.
Le munus pétrinien, le service pontifical, auquel les jésuites sont constitutionnellement liés, s’avère être le corollaire opératoire et non la source de cet élément qui fonde la catholicité; élément d’ailleurs par lequel nous, catholiques, croyons que l’Eglise du Christ subsiste dans l’Eglise catholique, sans l’empêcher d’exister aussi, vraiment et diverses façons, à l’extérieur de ses frontières visibles.
Après avoir parlé vingt ans d’inculturation, les jésuites paraissent aujourd’hui plus enclins à parler de dialogue ; un peu parce que l’inculturation semble emportée par le flot du global (qui submerge les diverses cultures locales) et un peu parce que pour certains, elle peut paraître l’ultime expédient d’un prosélytisme raffiné ou au contraire l’effet d’un fléchissement de l’originalité chrétienne face a la "tentation syncrétiste"
Ces dernières vingt-cinq années, nous avons, dans les rencontres avec l’islam, fait l’expérience d’une forte résistance ecclésiale, peut-être surtout en Orient, à l´égard de la légitimité d’une courageuse inculturation de la foi chrétienne en contexte arabo-musulman, presque comme si elle mettait en danger le christianisme local de racine grecque, copte, syriaque ou arménienne.
Nous ne sommes pas assez naïfs pour ne pas voir les difficultés méthodologiques, dogmatiques ou sociales d’une inculturation radicale de la foi chrétienne en contexte musulman. Par radical, s’entend ici quelque chose qui dépasse le folklore des vêtements, des tapis à terre, des pieds déchaussés dans l’église et d’un usage courant de la langue religieuse musulmane: il s’agit, comme le dirait Massignon, de se mettre dans l’axe du destin de celui que nous aimons. Il s’agit d’être une semence jetée qui permette à la terre de donner du fruit, et un levain qui permette a la pâte entière de se lever pour la nourriture de beaucoup. Il s’agit ici de marier l’islam à Jésus de Nazareth vivant dans l’Eglise l’aujourd’hui dramatique, contradictoire et douloureux du monde musulman. Il s’agit d’actualiser les bénédictions obtenues par Abraham pour son fils Ismaël; bénédictions répétées et annoncées à nouveau réalisées par Mahomet, le Prophète arabe de la lignée d’Ismaël, la lignée de la foi naturelle, du rapport à Dieu dans une relation créaturale. Et faisons bien attention: il n’est pas du tout question d’opposer, à la suite de quelques-uns, économie de la grâce, liée à la lignée Isaac-Christ, et économie de la création dont participeraient la lignée Ismaël-Mahomet ainsi que tout fait religieux extrabiblique. II est au contraire question de recevoir l’expérience spirituelle musulmane dans son ensemble et pas dans un jeu d’oppositions entre la nature et la grâce; une réception qui participe a la croissance et la maturation de l’islam dans l’histoire en relation fonctionnelle et réciproque avec les autres traditions religieuses humaines.
Que faire, dira-t-on pour la énième fois, du rejet du mystère de la Trinité, de l’incarnation et de la Croix? Comment libérer l’islam de son légalisme? Comment surmonter l’attitude institutionnelle de l’islam, souvent polémique, agressive et concurrentielle? L´amour chrétien, le coeur chrétien a ses raisons que les logiques humaines ne connaissent pas et annonce des changements que historiens et exégètes ne peuvent prévoir. Le grand mystère de l’islam, celui qui a scandalisé l’Eglise depuis quatorze siècles, et qui pose toute une série de questions dramatiques sur le déroulement providentiel de l’histoire ne peut être interprété simplement selon la logique du principe de non-contradiction ; il doit l’être selon celle du principe d’amour: c’est la seule possibilité de surmonter les contradictions par le moyen de transfigurations, pas de suppressions. Que faire, par exemple, du refus musulman de la Croix? Une polémique stérile, ou plutôt l’occasion d’une interprétation autorisée du Coran par le moyen du témoignage,du martyre? Dans l’intelligence croyante d’un tel mystère, il parait correct de discerner l’occasion sotériologique du refus d’lsmael, d’une certaine manière analogue à celui d’ lsrael. Il est intéressant de relever aussi que certains commencent, précisément sur la base d’une réflexion biblique stimulée par la plus tragique actualité moyen-orientale, à considérer le «mystère d’Ismaël » d’une façon analogue au « mystère d’Israël".L’Eglise sacerdotale, pénétrant dans le Saint des Saints de la présence sacramentelle du Christ au-delà de l’iconostase, célèbre une transcendance dont elle est a la fois véhicule et obstacle à cause de son auto-absolution discriminante. Définissant elle-même un rôle polémique et prophétique, revendiquant la justice pour ceux qui sont laissés dehors, qu’ils soient femmes, pauvres ou musulmans.
Dans l’après-11 septembre 2001, il n´est plus permis à personne de rester pareil à lui-même, ni au monde musulman, ni à l’occidental: une interprétation courageuse et eschatologique des textes sacrés s’impose. Il n’est pas nécessaire d´imaginer des synthèses homogènes et cohérentes, bien que syncrétiques. En effet dans une logique globale, même les retranchements identitaires ont un rôle qui n’est pas toujours négatif, un rôle équilibrant et de conservation des valeurs. Mais il est certain que les jeunes d’aujourd’hui — je pense aux pèlerins de vérité, ceux qui parcourent le monde entier et passent au monastère de Mar Musa — posent dans leur grande majorité une même question aux traditions religieuses : « En quoi votre tradition peut-elle participer à la construction d’une culture spirituelle globale, fidèle à elle même et dans le respect authentique, la valorisation des autres religions ? »
De la réponse à cette demande dépend la crédibilité de l’interlocuteur. Du point de vue chrétien, la fidélité n’est pas fixité. L’interprétation spirituelle des textes et la capacité de prophétie est la fidélité que l’Ecriture Sainte de Jésus nous demande. Beaucoup de musulmans déjà la pratiquent, poussés par ce même Esprit qui descendit sur Corneille. Combien la fantaisie de l’Esprit est merveilleuse, elle qui confond la mécanicité et la possessivité de nos propres esprits et nous attire vers de nouveaux horizons, nous appelant, comme Pierre le fut, à marcher confiants, sur les eaux de la vaste mer de l’avenir
C’est un fait, ils ne sont plus en tout petit nombre, ces musulmans qui se sentent chez eux dans la communauté chrétienne et monastique de Deir Mar Musa et qui s’interrogent sur le degré d’islam de son fondateur. Ce n’est pas advenu du fait de mimétismes et de camouflages ou de rabais opérés sur la foi chrétienne. Nous la voulons orthodoxe, entière, fidèle à sa dynamique propre. C’est advenu du fait que nous nous sentons chez nous au point de vue culturel, linguistique, symbolique dans le monde musulman, désirant en faire partie, nous vouant à l‘aimer et d’abord Mahomet - sur lui et son Oummah, la paix et la bénédiction de Dieu
Est-ce que je m’estime personnellement musulman ? Je pense que oui, par grâce et obéissance évangélique. Je suis musulman à cause de l’amour de Jésus pour les musulmans et 1’islam. Je ne puis qu’être musulman selon I ‘Esprit - et non selon la lettre. Comme Jésus et les apôtres sont hébreux selon l’Esprit.
Une telle double appartenance est-elle légitime ? Est-elle possible ? De fait, je ne cache pas à mes amis musulmans ma conviction ni ne la nie avec les chrétiens. Ce qui ne signifie pas qu’il soit possible de parler ouvertement à tous et partout. Je ne crois pas par exemple, qu´il soit admissible, fût-ce avec les meilleures intentions de s’unir à la prière publique de 1‘islam. En effet, l’islam veut être lui-même et ne pas se laisser absorber par d’autres au prix d’habiles contorsions théologiques. Je suis, de plus, convaincu du caractère providentiel de l’irréductibilité polémique de l’islam, soluble seulement dans une perspective eschatologique, dans l’épuisement de la mission critique et de la mémoire qui lui est propre. Il y a analogie, je le répète, avec le refus d’une grande partie de l´Israël historique d’accepter Jésus comme Messie ; un refus auquel saint Paul reconnaît un rôle dans le dessein mystérieux de la Providence, du moment qu’il ressemble au voile mis sur le visage de Moise. Je pense cependant que le temps est venu que des personnes d’origine chrétienne ou musulmane puissent avoir accès, en arabe, sur la base de catégories symboliques coraniques, au mystère de Jésus de Nazareth dont rendent témoignage toutes les Saintes Ecritures, l´une suscitant l’analogie (dans la dialectique christocentrique entre le Premier et le Nouveau Testament), l’autre, rendue analogue. J’entrevois la possibilité de l’existence d’une tariqa (cheminement) solidaire du monde musulman et partie du corps mystique du Christ
Cette Eglise «islamo-chrétienne », préfigurée en Hagar l’Egyptienne est déjà une réalité, destinée à se manifester au moment de l’accomplissement final des bénédictions divines en faveur des fils d’Ismaël.
Pour l’heure, on souffre la blessure, la séparation du mur d’inimitié non encore abattu et si souvent reconstruit du fait de la méconnaissance chrétienne de Jésus dans son désir de s’unir à tout homme, désir que nous avons redécouvert dans l’attitude évangélique radicale de Ch. de Foucauld. Ce mur d’irréductibilité protège l’islam d’une assimilation prématurée qui éteindrait son charisme et protège l’Eglise de la tentation impérialiste. Ainsi, la séparation même garantit les deux de la tentation de posséder le monde et impose un dialogue entre les humbles.
Je ne cache pas mon désir de faire le pèlerinage à La Mecque et d´en retourner par Jérusalem, comme les fils d’ Ismaël, la Oumma de Mahomet.
Qu’il soit clair que je ne désire aucun mimétisme, ni créer une cinquième colonne, un christianisme secret et infiltré. Mais je reconnais que le mystère de Jésus est déjà efficace dans le monde religieux de l´islam avec Marie sa mère, et je vois que les musulmans sont de fait en mesure de m’accepter comme moine, disciple de Jésus amoureux de l’islam. Non que ce leur soit facile, mais ils y entrevoient comme l´annonce d´une harmonie finale en Dieu.
Il est notoire qu’une certaine évolution s’annonce dans la pensée et dans les rapports des musulmans avec qui nous sommes en contact… et combien nous mêmes n’avons-nous pas changé ?
II ne nous a pas paru avoir perdu le Christ, mais plutôt nous être perdus par lui et en lui.
Les chrétiens d’Orient restent perplexes et sont interpellés par notre être même de chrétiens d´Orient. D’ailleurs, notre oecuménisme, à Deir Mar Musa est un peu syncrétique, nous devons l´admettre. Mais s´il est très difficile pour la plupart de faire le saut qu´exige le choix vocationnel de s’engager dans un projet de vie de ce genre, c´est encore plus vrai des chrétiens de tous les Rites d´Orient qui nous visitent et nous apprécient. Cette communauté monastique, restituant à cet Orient aussi chrétien que musulman un symbole restauré et renouvelé de la priorité absolue de l’expérience mystique, désire réinventer la relation positive qui a existé entre les premiers musulmans et les moines des confins des déserts d´Arabie. La monde musulman traditionnel s´est progressivement retranché, au long des siècles, dans une fixité et une imperméabilité qui ont rendu la vie commune avec les Juifs et les chrétiens assurément profitable aux plans culturel et social, mais incapable d´offrir des réponses plausibles aux demandes globales des jeunes. L´islam tend donc à se replier à l’intérieur d’une rigidité héréditaire ou à se jeter au-dehors, dans la grande marmite du melting-pot. Pendant ce temps, les chrétiens orientaux ne parviennent pas à sortir de la logique de la défense identitaire par jeu d’oppositions et séparations qui conduisent aujourd´hui à l´émigration et à la cantonisation. Les tentatives d’autoprotection qui favorisent l’existence d’une communauté nationale, multiculturelle et laïque ne réussissent pas à renverser la tendance, du moins actuellement. Ce sont des tentatives qui, à mon avis, vont à la faillite dans la mesure où elles nient l’apport original de l’islam au projet de société commune et sont basées sur une séparation artificielle du sacré et du profane : il n’y a plus ainsi d´espace pour la reconnaissance du statut théologique de l’altérité.
Les contradictions du christianisme, non moins flagrantes que celles du monde musulman, avec le facteur aggravant de l´instrumentalisation du christianisme et du judaïsme au bénéfice de la prédominance impérialiste occidentale, risquent de dénaturer et trahir le projet de Jésus da Nazareth, mille fois recrucifié justement dans l’ Ismaël exclu.
L´islam doit pouvoir se réinventer dans la fidélité à lui-même et en ouverture au global ; l’Eglise doit en faire autant. Les deux peut-être, s’aidant mutuellement, doivent comprendre finalement que les frontières ne sont pas nettes et que ce n’est pas la volonté de Dieu, en prospective, que nous soyons encore confinés et murés dans nos retranchements.
Nous jésuites, en particulier, de l’intérieur de l´ordre, sommes témoins (et non théoriciens) de la profondeur que constitue un corps apostolique en rien séparable du corps missionnaire de l’Eglise de Jésus, mais subissant ensemble les défis du processus de globalisation et représentant de multiples manières une capacité qu´a l’Eglise d’absorber, recevoir, apprécier, valoriser les diverses traditions, de ce monde auquel nous sommes envoyés. En ce sens, nous sommes tous « jésuites chinois ». Qui nous accuse de syncrétisme, nous fait, sans le savoir, un compliment dont nous sommes fiers depuis l´époque de Matteo Ricci, même si, quelquefois, cela nous a coûté cher.
L’état scandaleux du conflit israélo-palestinien, épiphénomène déchirant de la tension entre le monde musulman et l´Occident, ne peut, ne doit pas conduire notre inconscient collectif a regarder, satisfait, l’islam gémir sous les coups de ses propres contradictions et de la supériorité militaire et stratégique de l’Occident. Nous ne pouvons pas céder, nous ne devons pas céder a la tentation de vouloir assister, « victorieux » a 1’agonie finale de notre « ennemi » historique le plus significatif ; nous assisterions au même moment a notre mort pour haute trahison de Jésus de Nazareth. La victoire de l’Occident est la défaite de I’Evangile. Quelle tragédie ! Et pauvre Jérusalem !
Cette année du terrorisme, de l’Afghanistan, de la Tchétchénie, du Soudan, encore de l’Irak, et plus que tout, cette année du scandale israélo-palestinien, retentit des sons de la trompette du jugement dernier. Que diront les jésuites réunis ? Quelle prophétie sauront-ils exprimer ? Quel chemin sauront-ils ouvrir, autre qu’une argumentation prudente, un intellectualisme stérile, un scepticisme intelligent ou un défaitisme réaliste !
Je pense qu’il est l’heure que notre session du corps apostolique de la Compagnie, les jésuites du monde musulman et pour musulman, sachent finalement aider l’Eglise catholique à regarder l’islam et les musulmans avec les yeux du Fils de Marie. Jusqu´à ce que se réunissent Isaac et Ismaël sur la tombe du père Abraham pour remercier Dieu de la grande bénédiction qui les unit.