Paolo Dall’Oglio
Trois lectures des lineamenta
pour le Synode des Evêques sur la
Nouvelle Evangélisation (NE) pour la transmission de la foi
Que les Synodes des Evêques soient préparés par une large consultation ecclésiastique impliquant les Chrétiens à tous les niveaux et dans tous leurs rôles est en soi extrêmement significatif et prometteur. C’est dans cet esprit de participation et de communion que j’ai lu et relu les lineamenta, et que je communique dans ces pages mes réflexions qui j’espère s’avèreront constructives, même si je ne suis pas parvenu à maîtriser une certaine verve polémique - je ne l’ai pas censurée pour autant, car j’ai voulu montrer combien cette problématique dont dépend l’avenir de l’Eglise et son service du Royaume me tient à cœur.
Je procèderai ici simplement, en rendant compte des trois lectures successives, de la plus immédiate jusqu’à la plus méditée, ce qui donnera trois chapitres de diverses longueurs.
L’Eglise catholique se fait probablement des illusions en pensant pouvoir réagir par un simple coup de rein à la stérilité gériatrique dont elle souffre… Certaines Eglises protestantes semblent actuellement plus dynamiques que leurs consœurs catholiques ou orthodoxes. Le paysage protestant est plein de contradictions, mais une majorité de confessions semble avoir assimilé une certaine anthropologie mondiale libérale, en construisant sur cette base une expérience renouvelée de communauté charismatique convoquée par l’Esprit de l’Evangile… Des questions comme l’émancipation et le ministère des femmes, l’accueil des revendications de la communauté LGBT (lesbiennes, gays, bisexuels, transsexuels), le divorce, etc. semblent presque toujours se résoudre conformément à la morale néolibérale. Je le dis sans ironie, mais aussi sans hâte de m’y rallier.
On voit que, bien souvent, l’Eglise ne réussit pas à élaborer un mode de fidélité à elle-même (condition de catholicité authentique) qui soit cohérent avec l’écoute profonde de l’Esprit qui parle et agit dans le monde et ses contradictions (espace de déploiement de la catholicité). C’est pourquoi l’Eglise, pour être fidèle, choisit souvent de se laisser aller vers une dérive traditionnaliste et sectaire.
Une autre question se présente à l’âme qui lit les lineamenta : celle, vraiment non résolue, de la pauvreté évangélique dans l’Eglise. La question ne concerne pas simplement l’accumulation des biens, mais plutôt une esthétique de l’enrichissement et du luxe qui contredit la beauté de Nazareth. Entendons-nous bien : la question de la pauvreté n’est pas absente des autres Eglises ! Cependant, le monde continue à voir le Vatican comme une sorte de riche et somptueux musée. Le visage de l’institution catholique est parfois encore celui de la Renaissance romaine, doublé d’une efficacité d’allure capitaliste, typique d’une multinationale. Le Successeur de Saint-Pierre et ses collaborateurs sont souvent perçus comme des amateurs de haute couture et de joaillerie fine plutôt que comme des pêcheurs de Galilée. L’aspect anachronique de tout cela n’est pas le plus grave.
Du point de vue de l’autorité, le manque de démocratie reste dogmatique et l’appareil demeure dirigiste et centralisé. Naturellement, on peut objecter que c’est justement cet élément d’élite, centralisé, qui a permis à l’Eglise catholique de conserver et de promouvoir un certain niveau de moralité dans le clergé. Les faits montrent pourtant le contraire. La corruption morale, économique, sexuelle et politique menace l’Eglise à tous les niveaux. La monarchie absolue de la Renaissance tolérait les désordres considérés comme non subversifs, à condition qu’ils restent « discrets », et évitait les dérives plus graves par un système de services secrets concurrents qui permettait à l’autorité de procéder à des contrôles croisés.
Ce système est entré en crise avec le Concile Vatican II, mais il n’a pas été remplacé par une forme plus moderne et plus efficace de contrôle des institutions et des personnes. La science sociale moderne nous apprend que seule la transparence, initiée et conservée par l’intermédiaire de la liberté d’expression et de communication, permet de limiter les dérives de la corruption dans les milieux judiciaire, administratif et législatif. Réclamer l’application de ce principe aux institutions ecclésiastiques n’équivaut pas à revendiquer une révolution démocratique qui porterait atteinte aux prérogatives essentielles de la succession apostolique et de la responsabilité pastorale qui en découle, à commencer par celle du Pape.
Il suffit de se mettre d’accord sur les mots : une participation aussi large et responsable que possible des fidèles à la vie de la « chose publique » ecclésiastique est certainement un bien, car elle témoigne d’une foi adulte. Celle-ci doit aller de pair avec la dimension charismatique – et donc paradoxalement élitiste de l’Eglise (prophétique) – et avec la prérogative du clergé ordonné (dont l’Histoire dira un jour s’il peut s’ouvrir aux femmes), qui représente concrètement la référence d’obéissance à la dimension transcendante et surnaturelle du corps pris dans son ensemble.
Je pense que l’on peut tranquillement dire « vive la démocratie dans l’Eglise ! » sans trahir pour autant l’essence de la conscience ecclésiologique. Par ailleurs, nous savons qu’un corps social abandonné aux envies et aux intérêts de la majorité, sans ancrage dans une référence transcendante et morale, finit en populisme post-démocratique, antichambre de nouvelles dictatures.
Les lineamenta pour le Synode sur la NE citent plus d’une fois l’inculturation comme élément du discernement relatif au travail d’apostolat dans chaque contexte culturel et religieux. En général, le texte, qui sur des thèmes comme l’audace de l’annonce se répète ad nauseam, reste superficiel sur la question pourtant théologiquement pertinente de l’inculturation. Cette dernière est toujours à comprendre comme la capacité à déchiffrer le travail anticipatif et préparatoire de l’Esprit, dans les environnements historiques, culturels et religieux de l’implantatio ou re-implantatio ecclesiae.
Il est clair que l’Eglise Catholique sait qu’elle doit s’inculturer. En même temps, elle a toujours peur de se perdre, de renoncer à son originalité identitaire en se séparant peu ou prou, dans la forme ou dans la lettre, de la tradition reçue. Elle risque ainsi de finir par trahir son propre mystère dynamique et prophétique, de crainte d’être infidèle… ou simplement par manque de courage, par attachement aux habitudes, ou pire, pour conserver des systèmes de pouvoir. (Un très cher ami qui a passé une dizaine d’années à Madagascar me racontait son déplaisir à devoir utiliser du « pain français » ou des « hosties occidentales », au lieu des magnifiques petits pains de riz « mofo gasy », blancs et délicieux, tellement typiques… Et pourtant Jean, le disciple bien-aimé, si proche de Jésus, nous rapporte que ce dernier a multiplié une fois du pain de blé et une autre fois du pain d’orge… La catégorie « céréales » ne serait-elle pas suffisante pour exprimer la fidélité ? Faut-il « la lettre qui tue » pour célébrer liturgiquement la fidélité à l’Eglise ?).
Seule une puissante Pentecôte, dans un nouveau Concile, pourrait permettre à l’auto-conscience ecclésiale de combler le fossé apparemment infranchissable qui est au cœur des trois oppositions suivantes :
(1) entre, d’une part, la conservation de la distinction Eglise/monde et de sa tradition d’obéissance à un principe transcendant – celui qui fait qu’elle est dans le monde mais pas du monde – ; et d’autre part, son faire-corps avec le monde dans une radicale et dramatique poursuite de l’incarnation ;
(2) entre, d’une part, l’exigence d’obtempérer au commandement du Seigneur en prêchant et baptisant à temps et à contretemps ; et d’autre part, l’engagement à discerner avec curiosité théologique et surprise charismatique les dons de l’Esprit, le sens de la transcendance, les rayons de lumière divine qui préparent la bonne terre pour le semis évangélique (et peut-être aussi la résistance, pour des mobiles profonds et sérieux, de la part de certaines cultures et religions, contre la prétention chrétienne à l’universalité), jusqu’à ce qu’advienne le Règne des Cieux ;
(3) et entre d’une part, l’impossibilité de renoncer à son anthropologie évangélique telle que développée dans l’histoire dogmatique centrée sur l’idée d’une nature humaine stable ; et d’autre part, la responsabilité de résister ensemble, de répondre au défi de l’évolution anthropologique moderne, dans une attitude d’écoute et d’hospitalité envers ses éléments magmatiques et contradictoires, mais pleins de passion et d’énergie divines, qui caractérisent le bouillonnement humain actuel.
En attendant cette Pentecôte et en y travaillant, il est opportun de demander et de pratiquer la vertu de patience (en sachant que le retard ecclésial n’est pas seulement un manque de bonne volonté, mais une sainte jalousie pour la tradition et une peur incontrôlable du monde), la sagesse (dans le dialogue, privilégier l’écoute, parce que personne n’a le monopole du futur et de sa compréhension, mais que chacun a le devoir de témoigner franchement de sa propre vision et interprétation au sujet d’une vision ecclésiale commune et évolutive), la réflexion (où se combinent une ouverture contemplative au regard de Dieu sur le monde avec une herméneutique des regards humains), l’expérimentation locale défendue théologiquement (il s’agit là d’explorer les occasions nouvelles d’expérimentation, en contact avec les mutations sociales, en « squattant » les espaces de tolérance que l’autorité ecclésiale laisse, peut-être par incapacité d’exercer un contrôle direct et disciplinaire, ou même par désintérêt pour les situations marginales, qui en conséquence deviennent des topoï prophétiques).
Ici, je dois dire aussi que la paralysie du discernement ecclésial – l’incapacité à assumer une responsabilité pastorale exercée concrètement – trahit une carence de catholicité. La difficulté à concevoir le pluralisme entraîne un glissement vers une tolérance de fait, involontaire et irresponsable. C’est pourquoi, tout en usant de la liberté offerte par les marges, il faudra savoir pratiquer et quasiment forcer la maturation concrète d’une catholicité du troisième millénaire. Une des caractéristiques de cette catholicité du troisième millénaire est qu’elle s’exercera de manière synchrone au sein du « village global ». Le discernement en Eglise se fait désormais sur un rythme quotidien, sinon même « live », en « temps réel », « en direct ».
L’Eglise se donne comme objectif de combattre par l’information (qui permet la transparence) la diffusion des germes de corruption. Mais ceux-ci excellent à se travestir en traditionalistes bon teint et sont fort habiles dans la gestion des mots d’ordre romains les plus en vogue. Il suffira ici de mentionner l’utilisation des expressions « opposition au relativisme » ou « fidélité au donné traditionnel », etc. L’expérimentation, opérée in vitro dans la marginalité, doit faire l’objet d’une communication dans un esprit de communion ecclésiale universelle et doit, dans son activité, provoquer une prise de responsabilité de la part de l’autorité ecclésiale, afin de ne pas « courir en vain ».
La réflexion théologique approfondie ad intra constituera l’autre face du dialogue, par rapport au dialogue ad extra, vers le monde. Ce sont là les deux ailes du discernement et de l’approfondissement du sentiment catholique, en tant que théologique et non pas en tant que sociologique ou corporatiste. Mais le catholique avisé sait que la vertu évangélique est toujours portée par un corps sociologique pouvant être :
- national et ethnique (je pense à toute une série de minorités ethniques dans des pays d’évangélisation récente où la spécificité tribale s’est conjuguée à l’appartenance catholique ; parfois, comme dans le cas des « dalit », les hors-castes indiens, la spécificité ethnique et l’appartenance sociale se rejoignent) ;
- relatif à des classes sociales (monde rural, partie du monde artisanal, certaines catégories moyennes indépendantes) ;
- ou, enfin, relatif à une base sociale plus consciente théologiquement, comme celle des nouvelles communautés, des mouvements, du chemin néo-catéchuménal, des courants, par exemple salésiens ou jésuites…
Mais, en fin de compte, ce qui fait notre être-catholique, c’est le fait de transcender consciemment toutes ces cristallisations sociologiques, tout en les appréciant et en les valorisant.
L’exil sera donc long et cette Eglise du prochain Concile doit se donner des institutions capables de soutenir et d’appuyer un engagement à contrecourant, peut-être pour des générations. Il convient ici de citer l’exemple du mouvement liturgique et celui des prodromes du dialogue interreligieux, qui ont ouvert la voie au Concile Vatican II.
Au cours des dernières décennies, on parlait justement de dialogue et d’annonce, tandis qu’aujourd’hui on parle de dialogue rénové et de nouvelle évangélisation… d’une nouvelle relation entre la rencontre interreligieuse et l’évangélisation ! Le renouveau de l’évangélisation requiert le renouveau du dialogue.
La NE ne se suffit pas à elle-même, de même la « vieille évangélisation » ne constituait pas un critère suffisant pour rendre compte de la relation Eglise-Monde dans les phases conciliaire et postconciliaire.
En parlant de NE, on veut ouvrir une nouvelle phase. Mais de fait, nous constatons que cette désir de nouveauté est contraposée polémiquement à la période d’ouverture représentée par le Concile Vatican II. La « nouveauté » serait justement de redécouvrir la continuité traditionnelle, comme si les « conciliaires » avaient été partisans de la rupture pour la rupture !
Au contraire, la NE pourrait signifier l’accueil des défis d’aujourd’hui dans l’environnement des divers scénarios recensés dans les lineamenta. Cela présupposerait une synergie avec un dialogue interreligieux et interculturel renouvelé. Les documents sur la relation et l’intégration entre dialogue et annonce, rédigés à plusieurs reprises par le Conseil pontifical pour le Dialogue interreligieux, devraient être relus et rénovés pour que la NE n’avance pas de manière boiteuse. Le pire serait de vouloir opposer NE et dialogue interreligieux. Ce risque doit être évité en combattant obstinément les tendances défaitistes et démissionnaires au sein des courants postconciliaires. Il faut aussi avoir confiance dans la force d’inertie et dans les masses immergées de l’expérience ecclésiale postconciliaire, répandues dans le monde entier, qui sont probablement en mesure d’opposer une résistance passive, et même de sécréter des anticorps conscients aux risques d’une NE mal comprise.
Grâce à Dieu, dans les Eglises, on continue à lire l’Evangile… l’immobilisme est impossible… la célébration eucharistique, même la plus scandaleusement instrumentalisée pour des logiques de conservation du pouvoir ou de privilèges… est toujours un fait, un événement déstabilisant, subversif, source de nouveauté et de mutation anthropologique. L’Eglise est traditionnelle, et même traditionnaliste, précisément parce qu’elle n’arrive jamais à se débarrasser de cet Evangile, moteur de changement depuis des siècles, depuis toujours.
La tradition de l’Eglise, c’est cette capacité à évoluer et à changer, dans la fidélité au mystère qui la meut de l’intérieur et qui, de l’extérieur, la pousse à un équilibre proprement évangélique.
La seconde lecture est plus tourmentée, avec l’impression de ne pas réussir à systématiser le discours. Il y a aussi le sentiment d’une limite d’âge : on a fait ce qu’on a pu, le mystère de l’Eglise se déroule dans la continuité transgénérationnelle.
Il est clair que l’Eglise prêche elle-même son propre mystère. Toutefois, il n’est pas banal, ni polémique, de poser la question de la forme historique d’exercice de l’autorité relative au charisme pastoral. En diverses occasions, par exemple en référence au dialogue avec les Eglises sœurs orthodoxes, Jean-Paul II comme Benoît XVI se sont exprimés en faveur d’une révision de l’exercice du munus (don, rôle) pétrinien, donc de l’autorité papale, considérant ceci comme un chantier théologique et ecclésiologique ouvert.
Revenir simplement à l’ecclésiologie du premier millénaire est impossible, justement parce que les temps ont changé, et que consacrer plus longtemps comme immuable la forme élaborée au long du second millénaire est également illusoire, pour la même raison. Nous espérons qu’au quatrième millénaire, on se souviendra de l’ecclésiologie du troisième millénaire comme d’une grande aventure d’œcuménisme et d’inculturation dans le monde globalisé qui nous attend.
A titre d’exemple, j’estime que personne dans l’Eglise Catholique ne peut aujourd’hui s’imaginer que la question féminine, et plus généralement les questions de genre, puissent être indéfiniment congelées. L’évolution anthropologique contemporaine aura un impact direct sur la forme hiérarchique de l’Eglise à venir. Ce n’est pas ici le lieu pour tenter de définir un thème qui nous concernera tous et pour longtemps.
On ne devait pas s’attendre à ce que les lineamenta pour la NE se refassent à la théologie de la libération ; et de fait, non seulement ils ne le font pas, mais ils semblent nager dans un bouillon social complètement post-classiste. On a l’impression que les rédacteurs du document sont culturellement homogènes à cette manipulation postmoderne qui prétend avoir résolu, sur le mode libéral et consumériste, le drame de la question sociale, tel qu’il a été affronté par l’Eglise avec plus ou moins de bonheur aux XIXème et XXème siècles. Dans un certain sens, le fond est celui de l’encyclique de Benoît XVI sur la charité, où la résignation ecclésiale aux systèmes productifs capitalistes mondialisés semble une donnée, une réalité indiscutable, qu’il convient seulement dans ce monde de corriger, précisément par la charité. Si bien que l’Eglise renonce à accompagner l’humanité sur les sentiers des eschatologismes de libération sociale et des utopies égalitaires, assumant de manière stable la fonction de correctif social et de baume pour les plaies les plus scandaleuses. En dépit de cela, la NE ne pourra faire l’économie ni du choix évangélique préférentiel pour les pauvres (jamais cité dans les lineamenta), ni de l’engagement pour la justice que cela comporte. Il est par ailleurs curieux de remarquer que dans les cercles néo-traditionnalistes postconciliaires se diffusent volontiers des formes de choix pour un paupérisme évangélique presque fondamentaliste qui cherchent, certes de manière méritoire, à ré-annoncer pauvrement la bonne nouvelle aux pauvres. De tels mouvements se caractérisent par l’absence de critique sociale, de conscience de classe et de polémique envers la richesse, comme référence esthétique et morale dominante dans le monde catholique, à commencer trop souvent par les autorités. Cela ne peut que préoccuper et pousser à se demander si ce genre de paupérisme ne constitue pas de fait une forme de radicalisme optionnel qui fonctionnerait comme une soupape de décompression.
La question de la richesse de l’Eglise, comme obstacle à l’authenticité de l’évangélisation, même nouvelle, reste à affronter, mais elle n’est qu’effleurée dans les lineamenta. Il semble nécessaire ici de la proposer à nouveau comme centrale, avec la conscience que l’Eglise, dans cette société réelle, doit nécessairement se doter d’une assise économique (et elle se l’est donnée depuis que la bourse fut confiée à Judas). La question institutionnelle, sur « si » l’Eglise peut et doit posséder, a été, probablement pour toujours, résolue dans le cadre des sanglantes polémiques post-célestiniennes. Les mouvements des pauvres franciscains extrémistes défendaient dogmatiquement, et pour toute l’Eglise, l’idée de l’illégitimité de la propriété, en laissant la gestion de cette dernière à la diaconie des laïcs… avec les problèmes qui en découlent, comme l’absence d’une critique de la propriété privée en soi, ecclésiastique ou autre. Reste que la question du témoignage de la vie évangélique de pauvreté ne peut être reléguée à une spécificité charismatique rare. Aujourd’hui, il semble que l’autorité ecclésiastique en général se soit résignée à un style de vie bourgeois, sinon carrément grand-bourgeois (aussi parce que la catégorie moyenne-modeste est rattrapée par la logique d’élargissement du fossé entre les hyper-pauvres et les hyper-riches), si bien que le désir de poser le problème semble avoir disparu.
Il est vrai que l’Eglise théorise la solidarité avec les pauvres. Toutefois, elle ne demande pas d’opter pour une vie pauvre avec les pauvres. Même s’il faut reconnaître qu’elle prêche l’effort de se débarrasser de la pauvreté déshumanisante pour rejoindre l’essentialité joyeuse d’harmonie avec la création. Par ailleurs, la recherche d’harmonie avec les rythmes environnementaux ne fait pas encore suffisamment partie de l’évangélisation. Il s’agira de promouvoir un développement durable fondé sur une esthétique de la simplicité qui bien souvent peut apprendre la beauté dans les Nazareth d’aujourd’hui, auprès de ruraux simples et dignes, conscients de leur responsabilité environnementale et de la valeur des choses (le contraire de l’« utilise et jette » consumériste). Un tel développement ne peut advenir que par le biais d’un pluralisme harmonieux, étonnamment gracieux, capable d’une solidarité transversale de par le monde et reconnaissable par une sorte de sixième sens.
La question également eschatologique de la convivialité interreligieuse durable suggère à l’Eglise de trouver un équilibre dynamique entre évangélisation ad gentes et respect et considération pour les peuples dans leur choix, y compris religieux, de ne pas adhérer, au moins explicitement, à la proposition de l’Eglise. Les lineamenta semblent imperméables à ce type de question. La raison en est peut-être que, à l’origine, la NE est une stratégie de récupération des espaces catholiques déchristianisés et sécularisés. Toutefois, quand dans le document on pense pouvoir transformer en une occasion d’évangélisation le désir d’intégration des immigrés dans le contexte socioculturel occidental, la contradiction saute aux yeux. En fait, le premier mouvement conseillé par la charité devrait être, au contraire, celui de secourir les immigrés, exposés à la souffrance du déracinement, dans leur désir légitime de pouvoir synthétiser l’intégration au nouveau contexte avec la sauvegarde de leur propre originalité culturelle et religieuse. A moins qu’au fond, on ne veuille confesser notre propre nostalgie pour le monopole catholique, exercé de manière durable et intégriste sur des corps sociaux homogènes.
Dans le contexte de la société multiculturelle et multiethnique globale, l’Eglise sera tendue entre d’un côté la convivialité fraternelle, la commensalité avec les visions religieuses du monde des autres et, d’un autre côté, le discernement de la manière dont le levain évangélique peut avoir quelque chose à dire pour faire lever la pâte mondiale. Ceci en sachant bien que « les autres » ont aussi des levains à offrir et des exigences à présenter et, d’une certaine manière, sont animés par leur propre catholicité, par la conscience d’avoir un rôle universel à jouer, une vision englobante à proposer.
Ailleurs (je me réfère à mon article « Eloge du syncrétisme »), j’ai dit que, d’un point de vue ecclésial, le monde est caractérisé par de vastes et stables post-christianismes. Le modèle qui fonde l’analogie est celui du judaïsme postchrétien. Celui-ci conçoit sa relation avec l’Eglise sur la base d’une résistance consciente contre la prétention chrétienne à réclamer sa dissolution pour assumer entièrement, par substitution, le rôle religieux du peuple hébraïque. Ce n’est pas ici le moment de synthétiser l’histoire du drame judéo-chrétien, mais il est surprenant et douloureux que les lineamenta ne ressentent pas le besoin d’y faire allusion. L’Eglise doit prendre acte, non avec résignation mais méticuleusement, avec une curiosité de scribe, avec l’acuité prophétique de la vie spirituelle, que l’Islam existe et que celui-ci se comprend comme explicitement et polémiquement postchrétien. L’Eglise devra découvrir qu’il existe un hindouisme activement postchrétien, quoique de manière multiforme (pénétration tentaculaire en Occident ou confrontation violente dans les périphéries indiennes…). Le discours vaut aussi pour le bouddhisme, pour les sagesses asiatiques en général, ou encore chamaniques, et à propos de la résurgence d’une résistance consciente au christianisme de la part des religiosités précoloniales africaine et latino-américaines.
A ce cadre, déjà important en soi-même, de post-christianismes, il faut ajouter un élément de difficile gestion qui est représenté par la galaxie gnostique toujours en mesure de ressurgir de ses propres cendres sous mille formes différentes, depuis le premier siècle jusqu’à aujourd’hui, où elle se combine avec les symboliques orientales (ce n’est pas la première fois) et s’en revêt. Je pense que le temps est venu pour que la confrontation avec la gnose n’advienne pas tant dans le cadre de la lutte « contre les hérétiques » que dans celui d’un dialogue d’enrichissement réciproque, où l’Eglise puisse dire avec simplicité et précision les raisons de sa propre différence et sa propre indisponibilité à se jeter dans le Moulinex du syncrétisme global new age. En même temps, l’Eglise pourra reconnaître que de fait, elle participe à l’élaboration interreligieuse complexe d’une spiritualité humaine pluraliste, pour cette génération. Il sera souhaitable que les chrétiens s’exercent à de telles pratiques sans réaction sectaire, instinct de conservation, fièvre de concurrence, angoisse de dissolution ou prétention d’avoir le dernier mot.
Naturellement, quelqu’un nous taxera là de relativisme. Nous acceptons l’accusation et nous en réfutons la qualification d’hérétique. Le slogan bien trouvé que le Pape a lancé l’occasion de la rencontre interreligieuse de prière pour la paix à Assise en Octobre 2011, à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire du premier tournant héroïque voulu par son prédécesseur, synthétise fidélité à la vérité et relativité dans le mouvement pour la poursuivre : « Pèlerins de Vérité, Pèlerins de Paix ». C’est dans la perspective du Règne que l’Eglise se manifeste comme pure intentionnalité divine sur la Création entière et sur la totalité de l’histoire humaine. Ceci pourtant ne peut advenir qu’au travers d’une alchimie spirituelle et culturelle, où la dimension relationnelle, et donc relative, offre continuellement l’opportunité de synthétiser, cas par cas, les modes dialogaux d’exprimer de manière toujours neuve cette dynamique évangélique dont nous savons, par la foi, qu’elle est en mesure – et elle l’est effectivement – d’attirer le monde vers son but divin.
Ces lignes, nous les écrivons ensemble, Stefano et moi, avec dans le cœur les nombreuses réalités ecclésiastiques périphériques que la vie et l’être-disciple nous ont permis de rencontrer. Nous écrivons depuis un monastère ancien et rénové du désert syrien, Deir Mar Elian, dans une oasis sur la route de la soie, sanctifiée par les reliques d’un père spirituel - un moine de la Haute Mésopotamie. Elle furent transportées par ses disciples qui voulaient créer des lieux de rencontre et d’évangélisation en faveur des fils d’Ismaël dispersés dans le désert. Ces derniers, islamisés, ont continué à rendre visite avec dévotion à la tombe de cet ancien père transplanté dans leur désert comme un olivier témoignant en faveur de la paix offerte, dans la douceur et l’humilité du cœur, par le fils araméen et juif de Marie, désormais « arabisé » dans les sourates du Coran.
En conclusion de la liste d’exigences dressée dans les lineamenta (chap. 3, par. 21), et en dialogue avec cette partie du document qui traite de l’« écologie de la personne humaine » (p. 36), je voudrais insister sur la nécessité d’affronter la question du chantier anthropologique contemporain sur un mode différent de ce qui semble proposé ici. Dans les lineamenta, il semblerait que les devoirs des fils d’Adam envers l’environnement naturel soient conjugués à une idée de la nature humaine considérée, de manière non-critique, comme stable et non-évolutive. Il semble que le propre de l’homme soit au contraire d’être un être « artificiel » par nature.
La nature humaine consiste désormais dans le devoir de gérer sa propre identité spécifique, dans une perspective de responsabilité morale radicale, où la relation à Dieu ne sera plus une obéissance pure et simple au Créateur-Législateur, mais plutôt un partenariat dramatique : Dieu place désormais sa propre confiance dans l’autonomie de la responsabilité humaine. De sorte que tous les choix graves, nouveaux et urgents, qui se posent à notre humanité ayant perdu la possibilité de vivre de la nature de façon naturelle, l’obligent à se réinventer, non selon la nature mais selon la culture. Par ailleurs, il s’agit de se rendre compte que de sauvegarder ce qui reste de la nature (végétale, animale, humaine, sur la planète) est une responsabilité collective gravissime et donc un important devoir des communautés religieuses. Spécialement quand celles-ci, au contraire, au nom du naturel, semblent proposer l’irresponsabilité démographique, le mythe des ressources inépuisables et le droit pour le mammifère le plus malin de les exploiter à mort.
« La foi chrétienne soutient l'intelligence dans la compréhension de l'équilibre profond qui régit la structure de l'existence et de son histoire […] en partageant avec la raison la soif de savoir, la soif de recherche, en l'orientant vers le bien de l'homme et du cosmos ».
J’y souscris, tout en sentant néanmoins le besoin de crier que cet équilibre est perdu, pour autant qu’il ait jamais existé. L’utopie de l’équilibre tient à l’aspiration ou à la nostalgie paradisiaque. La réalité, cependant, est celle d’un douloureux déséquilibre qui pousse Dieu jusqu’à douter de la bonté de sa Création, comme dans le récit du déluge. Aujourd’hui, l’équilibre n’est pas à conserver. C’est plutôt un absent qu’il s’agit de convier, de construire. La conservation de la planète, surpeuplée par notre espèce, réclame un effort technologique et créatif énorme. Faute de quoi, le surpeuplement nous contraindra au choix effrayant de diminuer de moitié, d’une manière ou d’une autre, la population mondiale. Ce qui arrivera de toute façon, si l’on ne choisit rien. La question n’est pas de savoir si l’inévitable progrès des techniques eugéniques est ou non à condamner, mais de choisir les conditions morales pour un eugénisme digne de l’humain que nous voulons. Il ne s’agit pas de ne pas rentrer dans le « temple de la vie » mais d’y pénétrer pieds nus, sachant que nous avons à faire aux choses les plus sacrées de notre auto-conscience humaine en dialogue avec le divin.
Si la nouvelle évangélisation prétend revigorer et rajeunir l’audace, l’ardeur et le zèle de l’appartenance catholique sans pour autant accepter la charge de faire enfin face aux questions soulevées par l’anthropologie post-naturelle en dialogue avec les sciences appliquées comme l’ingénierie génétique, il lui sera difficile de dire quelque chose de convaincant aux générations high-tech. Il faut certes maintenir et même développer l’originalité évangélique, mais il s’agit d’un pôle dynamique et non d’une cristallisation statique. Je n’entre pas plus avant dans ce sujet, car il faudrait écrire là-dessus tout un traité de morale. L’espoir est que, justement dans le contexte interreligieux, l’Eglise puisse faire preuve de génie évangélique, en conseillant aussi aux autres communautés religieuses (je pense à l’Islam évidemment) d’accepter le défi de la relation avec le progrès anthropologique postmoderne. Nous espérons que l’expérience catholique pourra se montrer exemplaire et capable d’être d’une certaine manière rééditée, de manière originale, à travers les instruments herméneutiques des autres grandes communautés symboliques.
Il n’est pas surprenant qu’à côté de l’exclusion de la problématique féminine, la théologie mariale apparaisse comme minimale et marginale dans les lineamenta sur la NE. Il me vient à l’esprit une prêtresse luthérienne suédoise à la mine radieuse qui, m’offrant une icône de la Sainte Vierge en remerciement pour mon intervention dans une rencontre œcuménique scandinave, me disait : « Tu sais, par rapport à mon enfance, où la théologie de l’Eglise réformée était surtout préoccupée de répondre aux excès de la « mariolâtrie catholique », le fait que le clergé de mon pays soit désormais constitué en majorité de femmes a rouvert de manière positive le chantier de la théologie mariale dans le cadre de nos Eglises. Le ministère au féminin permet de redécouvrir et de se réapproprier le mystère marial de l’Eglise entière. »
Je relis les lineamenta pour le prochain Synode (octobre 2012) sur « La nouvelle évangélisation pour la transmission de la foi chrétienne ». Mais je suis stressé : depuis des mois, chaque semaine, la revendication de démocratie et la violence répressive s’affrontent, et il en résulte de grandes souffrances. Le conflit offre un espace aux extrémistes, et conduit les chrétiens et leurs pasteurs à un surcroît d’angoisse.
Le document sur la NE est plein de points stimulants ; toutefois, à cause des éléments absents ou insuffisamment soulignés, je ne peux me défendre contre une déception théologique, une préoccupation pour le futur du sentiment catholique et une crainte que des questions urgentes ne seront pas traitées de manière adéquate.
Une lecture du texte d’un point de vue musulman ne peut que mettre en relief l’absence d’expression d’intérêt pour un partenariat religieux où chrétiens et musulmans affronteraient ensemble les défis du « contexte social et culturel d’aujourd’hui ». La laïcisation concerne aussi l’Islam et son témoignage… Mais dans ce document entièrement autoréférentiel, la dignité de la sphère religieuse non chrétienne se trouve marginalisée, justement au moment où l’on entend poser la question de ramener à la foi tant d’espaces « perdus » jamais atteints ou simplement nouveaux.
De l’Islam, on parle peu, et seulement de manière négative. Une référence indirecte cite les « phénomènes de fondamentalisme qui, souvent, manipulent la religion pour justifier la violence et jusqu'au terrorisme. » (p. 14, par. 1). Dans le cadre du scénario politique de la NE, le « monde islamique » est considéré comme un « nouvel acteur » ayant émergé sur la scène mondiale, créant une « situation inédite et totalement inconnue » (p. 14, par. 1). Cela ne me semble pas exact. L’Islam est un partenaire problématique et inévitable du théâtre politique et culturel mondial depuis le VIIème siècle jusqu’à nos jours.
Les musulmans seront d’accord sur le fait que la lumière de l’Evangile doit illuminer tous les environnements politiques émergents. Ils apprécieront que soit énoncée « la construction de formes possibles d’accueil, de convivialité, de dialogue et de collaboration entre les diverses cultures et religions ». Cependant, ils espèrent aussi que la lumière du Coran puisse participer efficacement à résoudre les graves questions mondiales.
L’impression générale est que l’Eglise se propose comme protagoniste mondiale unique. Le document fait continuellement référence à un sujet chrétien audacieux, zélé dans la proposition de la foi évangélique comme cause première, locomotive et fin de l’événement humain. L’Islam met en échec une telle prétention et demande à être pris au sérieux. Il est agréable de constater que, traitant de la nouvelle émergence du besoin religieux et spirituel, on insère « la rencontre et le dialogue avec les grandes traditions religieuses, en particulier orientales » (p. 17). Toutefois, la convivialité entre les trois religions abrahamiques n’est jamais évoquée. Regarder vers l’Inde est certes bon, mais détourner le regard de la fraternité en Abraham avec le Judaïsme (jamais cité !) et avec l’Islam ne peut l’être.
Plus loin (p. 18), il est fait allusion aux Eglises catholiques orientales pour leur expérience dans le cadre de la NE, en tant que communautés minoritaires et persécutées… Leur contexte musulman reste sous-entendu et connoté seulement de manière négative. Ce qui n’aide personne, ni en Orient ni en Occident ! Le fait que la vision favorable aux musulmans du Concile de Vatican II disparaisse régulièrement des lineamenta des Synodes (je me réfère par exemple à celui sur la Parole de Dieu et à celui sur le Moyen-Orient), même si c’est pour revenir après « par la fenêtre » lors des travaux synodaux, est un signe d’islamophobie préoccupant. La belle image, proposée par Benoît XVI, d’une humanité orientée dans le Temple de Jérusalem vers une commune adoration du Dieu unique, et où dans la « cour des gentils » s’ouvrent des espaces culturels (et interreligieux ?) d’élaboration des problématiques contemporaines, devrait explicitement interagir avec la vision pluraliste et inclusive de Vatican II, encore très actuelle.
Je conclus pour l’instant en dénonçant l’absence vraiment surprenante de la question féminine dans ce document… sans parler de celle de la communauté LGBT, qui pourtant ne manque par de s’imposer à l’attention catholique avec des manifestations monstres telles que la gay pride au cœur de Rome.
L’intention de créer de nouvelles sécurités, d’offrir un système défini d’appartenance et de tracer une perspective univoque d’audace apostolique est préoccupante : dans un monde pluraliste, l’Eglise choisit de construire son île globale. L’exil de la catholicité prophétique sera long. Dans l’attente d’un renversement de la tendance, il ne reste qu’à suivre le conseil de Jérémie : planter des vignes et construire des maisons en dur.
Original italien 20 juillet 2011
Traduction française 12 août 2011